JOURNAL 2022, extrait 5 par Christian Prigent
04/06 [papillon]
La vieille chenille redémarre : pourquoi écrivez-vous ?
Disons : pour savoir pourquoi on le fait.
Parviendrait-on à formuler une raison d’écrire qu’elle en annulerait le désir : il saurait bien se satisfaire autrement (la pensée, l’action, le sexe, un carpe diem résolu…).
N’empêche : on écrit comme si on croyait qu’il y avait des raisons de le faire.
Écrire = identifier ces raisons à cette croyance.
Le moindre instant de lucidité en dénonce l’imposture.
Écrire ne sauve de rien, ne sauve rien.
Écrire c’est faire sans savoir pourquoi on le fait quelque chose qui ne sauve (de) rien et fait à peu près zéro effet concret.
C’est sans doute pourquoi ça tente : si contraire et si rétif à tout le reste (vie, action, pensée) ! — qui ne se justifie que d’être biologiquement contraint, rationnellement motivé, soucieux de sauver (soi, au moins) et ambitieux de faire effet (dans le monde).
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05/06 [régional de l’étape]
À la Bibliothèque Municipale, le vieux poète est sur le siège curule des sénateurs face à quarante élèves d’hypokhâgne répandu.e.s sur la moquette. Ces jeunes gens ont au programme « l’écriture de soi » (rengaine d’époque). On cause donc de ce Chino qui est C. P. sans l’être tout en l’étant quand même : comme c’est intéressant !
La veille, ibidem : visite commentée de l’expo « Ramages & plumages »[1]. Ça virevolte entre les vitrines. Très vite, plus de virevolte : dos cassé. On a quand même pu parler typo, bibliophilie, grands papiers. Des doigts d’abord timides, bientôt moins, ont salopé des ouvrages rares apportés pour lester de concret les Muses et faire convivial : rien de sacré, qu’on palpe !
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06/06 [le faste]
Au réveil, une voix sortie de ma nuit a prononcé : le faste.
Depuis j’essaie de saisir l’impression laissée par ce mot.
Au faste il faut un ennui dédaigneux. Des coins de bouche tombent. Des bras font sur fond de tentures des courbes d’offrande emphatiques. On plastronne d’un air blasé. Des velours mordorés s’appuient aux murets. Les yeux, féroces au fond mais en surface indifférents, se posent sur des verdures où s’égaillent les bêtes énervées qu’on sait qu’on possède.
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07/06 [le chagrin]
« Il n’a même pas pleuré », disait à l’instituteur ma mère parlant de moi au lendemain du décès de mon grand-père et je ne voyais plus rien d’elle, ni du maître, ni des murs de la classe, ni du tableau farineux de craie : je n’étais qu’une boule d’insensibilité rétive à ras du plancher puant encore l’eau-de-javel aspergée au matin en boucles d’∞.
Deux jours plus tard, quatre heures, seul. Sans raison apparente (au mort je ne pense pas à cet instant), les larmes viennent, font une cataracte dans mon bol de café au lait, m’atterrent. Je me vide de moi — de tout ce moi empli d’un énorme chagrin sans cause ni visage.
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14/06 [valeurs]
À peine le mot nihilisme pointe-t-il son nez (rouge) que son clignotement aveugle : son sens se brouille des ambiguïtés dont la modernité l’a chargé.
Ceci, quand même (noté pour le prochain n° de Lignes) :
1. Dénoncer l’emprise du nihilisme moderne[2], voire en analyser les effets (en débrouiller l’écheveau de névrose, de calculs cyniques et de soumission désabusée) ne saurait suffire. Il faut affirmer ce qu’on entend opposer à cette pression déprimante. Ne fût-ce que dans l’action restreinte (politique, pensive, artistique).
2. Quelles que soient les « valeurs », il en faut des qui les renversent. Pour que ces valeurs, hypostasiées, ne s’installent pas dans l’absolu. Et qu’elles ne pompent tout l’air de nos vies : les privent de l’air du réel (qui excède l’interprétation et suspend toute directive).
La lucidité sarcastique de la littérature intervient là. Sade, Nietzsche, Kafka, Beckett n’affirment a priori aucune valeur (aucun « bien »). Ils dénudent le négatif des valeurs positivées : écrivent au mal, mettent quasi pédagogiquement les choses au plus mal — dans la causticité grinçante (Bataille) ou la bouffonnerie impie (Rabelais).
3.Aujourd’hui le souci écologique est un fait de raison pragmatique. En faire une valeur absolue (par exemple idéaliser la « nature ») engage une piété passionnelle. Puis un moralisme capable d’inquisition. L’hypostasier comme idéologie fait qu’il aspire à lui tout l’air du politique, efface du politique les causes et les effets non strictement pensables en terme de souci environnemental. En quoi c’est contre lui-même qu’il se retourne : facteur de nouvelles inégalités, cause d’injustices renouvelées.
La littérature, sauf à s’annuler comme telle, a à renverser cette valeur, comme toutes les autres. Pour les raisons susdites. Ce n’est pas facile à penser, à accepter (intellectuellement, politiquement). C’est imparable, cependant.
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20/06 [nihilisme, rab.]
Quoique (ou parce que) surdosée en « valeurs » (religieuses), la thanatophilie des fous de Dieu djihadistes est un nihilisme. Ils aiment en effet le nihil de la mort : la leur (grand mal leur fasse) et celle des autres (tant pis pour ceux-là).
Il y a aussi, symétriquement, un nihilisme thanatophobe : celui de ceux qui, de la mort, ne veulent entendre parler : les dévots du positif. Ils sont délibérément sourds à l’inéluctabilité du « mal », au « malaise dans la civilisation », à la barbarie foncière inscrite en nous (en chacun de nous). Leur pensée n’est qu’un catéchisme pieux (pervers) : bienveillance, care, etc. Ils n’ont de cesse de vouloir guérir, corriger, expurger, mettre tout (passions, sexualité, art, littérature) sous un boisseau de moraline puritaine.
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21/06 [complotisme]
Le complotisme vit d’un banal fantasme religieux. N’étaient ses conséquences politiques, il n’y aurait qu’à en rire. Son catéchisme psalmodie : il y a un premier moteur, de l’origine ; des origines naissent des causes ; ces causes induisent des actions ; ces actions ont des fins[3].
Tout cela dépose sur l’insensé au jour le jour effectivement éprouvé une pellicule de sens réconfortant. Et peut même fournir quelques raisons d’agir : si au départ il y a du principe, à la fin (maintenant) on peut espérer du prince ; et hâter la venue d’un Prince machiavélique qui énoncera le sens du Sens, gouvernera les conduites et manipulera les consciences volontairement serviles.
Pour qu’y frémisse du sublime et que s’épaississent d’un peu de pensée ces silhouettes de jeu video, il faut de l’aura : une profondeur, des ténèbres. Par exemple que des fumigations diaboliques troublent de louche les vignettes du symbolique.
Voilà pourquoi il faut de préférence qu’origine, principe, causes et fins soient cachés. Le fantasme explicatif en tire une force d’autant plus jouissive qu’il suppose que la chambre des secrets a une clef et qu’aux secrets on peut avoir accès (par extra-lucidité personnelle ou par voie d’initiation). Ainsi s’assouvissent d’un coup, et à peu de frais intellectuels, le désir de sens, la pulsion épistémologique, l’idéal du non-dupe et le vœu de soumission au Prince (encore en exil) qui immine.
Ça se comprend sans mal : c’est proportionnel à la perte générale de sens pour des vies soumises à l’arraisonnement de toute existence par le pragma nihiliste du marché. Ainsi réplique-t-on comme on peut à la désolation frustrée de ne savoir en général, là où on est socialement, politiquement et culturellement assigné à résidence, à peu près rien des origines, des principes, des causes, des raisons et des fins et d’être du coup, abandonné du Prince, épouvanté de vide.
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22/06 [coda]
Complotisme = désir d’origine et de sens. Fantasme d’une origine fixe et de fins dernières.
En quoi lié à l’anti-sémitisme ?
Les ficelles tirées en secret par « les juifs », etc.
Mais aussi : le juif sans langue (sans langue unique : hébreu, yiddish), sans terre (l’errance, l’exode, le juif « partout » et « nulle part » chez lui) ; le sans fond de l’interprétation du texte sacré (qui fonde le judaïsme) : glose sur glose, le commentaire à l’infini (= le déplacement/dédoublement constant de l’origine, la perpétuelle réouverture du sens).
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23/06 [un jeu d’enfant]
Enfant, j’aimais ce jeu : ressasser longtemps un nom jusqu’à ce qu’il s’émancipe de ce que dans l’usage courant il nomme. Et que, décollé de la « réalité », dés-assigné (libéré de sa tâche de désignation), il ne soit plus là, dans l’espace mental, que comme l’« aboli bibelot d’inanité sonore » de Mallarmé.
Jeu jouissif. Inquiétant aussi : dont la mécanique d’idiotie fait de l’évidence de l’arbitraire du signe un jeu presque initiatique (à la fois méticuleux, ahuri, sarcastique et inquiet).
Dans ce jeu, la pure sonorité du nom s’autonomise et flotte hors signification. L’objet nommé s’évince, mis en abîme. Le lien signifiant/signifié est dénudé, mis à l’air d’un soupçon moqueur. C’est dans cet air que respire le réel : non comme plénitude nommable, mais comme innommable, vacuité, échappée à la chaîne discursive, trouée dans les connexions Sa/Sé, différence non logique, perpétuelle motilité immotivée.
Pas si différent, après tout, de la répétition hallucinée, par tel ou tel mystique, du nom de Dieu : elle vide ce nom de tout ce qui n’est pas purement Lui (Son Nom, échappé à tous les noms profanés par la réalité mondaine qu’ils nomment).
[1] Ou : « C. P et le livre d’artiste ».
[2] Nihilisme = mépris des valeurs. Soit. On en sait quelque chose, aujourd’hui : la notion de « vérité » vacille ; c’est le pragmatisme du marché qui détermine et impose toute « valeur » ; la gestion politique des dominants est le plus souvent sans « principes », assignée à des mesures châtrées de la démesure utopique qui pourrait leur donner un sens autre que gestionnaire (id est : assurant la maintenance de l’ordre capitaliste).
[3] Ça ne concerne pas que l’inculture courante. Tels savants qui ne veulent pas (plus) de l’explication religieuse (les plans de la Providence) ni de l’explication marxienne (la lutte des classes comme moteur de l’Histoire) reconduisent autrement, sans trop de précaution, l’obsession du sens et des articulations causales. Ainsi fonctionne par exemple, pathos magique, le mot « destin » dans l’Histoire décrite par Oswald Spengler.