JOURNAL 2022, extrait 1 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2022, extrait 1 par Christian Prigent

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01/01 [palmes du réveillon]

 

Rêve de la nuit. Une voix féminine crie du fond du jardin : « Pierre ! Pierre ! ».

Respiration coupée : je crois qu’il s’agit de Pierre Le Pillouër, qu’on m’annonce qu’il est mort.

Mais non : la voix m’apprend qu’il vient de recevoir… les palmes académiques.

Ouf !

Au matin, tentant de retrouver du rêve un peu plus que ce lambeau tragi-comique, je ris, œil mouillé.

Du bleu de cet œil sort ma grand-mère Louise Lucas.

Comme autrefois : bleue de blouse, pommettes rouges, pleurant de rigolade.

Ce genre de mauvaise blague : bien dans son style.

 

*

 

03/01 [épaissir les lignes]

 

Un jeune écrivain m’envoie un texte. Il a sélectionné sur le Net un peu du charabia des agences de voyage : un patois primaire (infantilisant) et ornemental (globish branché) ; avec lapsus, impropriétés, solécismes.

Il y a prélevé des lamelles et les a superposées. Ça a la forme d’un poème narratif : un voyagiste drague un client ; et satirique : ça montre comment ça (se la) raconte (comment agonise dans l’insignifiance la langue qui raconte).

La composition est démonstrative. Les significations sont syntaxiquement bien liées. La découpe du vers les fait jouer sans les désarticuler. Le matériau lexical d’origine n’est pas devenu subliminal mais sa bêtise est mise à la distance de l’ironie.

Distanciation, découpe, liaisons refondues sont des effets de montage. Il fixe un flottement : ressassé du harcèlement promotionnel, ressac du cauchemar chromo.

La musique que ça fait entendre est lugubre. Mais sa mécanisation  idiote fait rire.

 

C’est une façon de faire aujourd’hui assez courante là où se prononce, pour divers écrits plus ou moins hors norme, le mot « poésie ». 

 

Quelques remarques.

 

1.Le montage ostensiblement désaffecté efface la voix personnelle et son label stylistique : plus de monologue auctorial.

2.Mais un montage de citations destinées à faire sourire, n’est-ce pas encore un monologue ?[1] La posture auctoriale (supposée savoir) ne s’y reconstitue-t-elle pas, prête à enfiler son costume de scène (son style — à l’anglaise) ?

3.Une liste de bugs informatiques, des extraits du sabir d’un traducteur automatique ou les propositions saugrenues d’un correcteur orthographique peuvent fournir un matériau littéraire. Rien de plus satiriquement utile (et, scéniquement, de plus efficace). Beaucoup travaillent aujourd’hui dans ce sens. Ils ont raison : les cibles sont politiquement tentantes et les résultats artistiques souvent désopilants. Pour autant : quoi d’autre, au bout du compte, que des intermèdes burlesques, des sketchs de café-théâtre, des encarts d’almanachs ?

 

Identifier à ces opérations le fait d’écrire réduit de beaucoup la question de la littérature. Il y manque l’aventure : la progression sans projet ni protocole dans ce que dicte le subjectif ; et la confiance en la capacité qu’ont les langues de refonder des mondes[2].

Les litanies de faux savoirs et d’idioties d’époque, les catalogues de sagesses parodiques et les tissus de langues mortes effilochés en « fanfreluches » qu’on trouve chez Rabelais sont certes des moments satiriques savoureux. Mais ne résument pas le propos des livres, ni n’en sont l’apex. Ils ne font sens qu’au fil du dialogue qu’ils entretiennent avec les phases narratives ou pensives. 

Existe-t-il un ouvrage littéraire probant (ni anecdotique ni réduit à un projet démonstratif) qui s’installe à demeure dans le monologue ? J’en doute. Ce dont parle une écriture en ouvre à mesure la progression : en fait se dédoubler les lignes, pluralise les voix qu’elle enregistre, construit un volume avec leurs résonances.

C’est plutôt là que s’ouvrent les chances de trouver des langues vivantes : on ne s’y satisfait pas d’avoir su montrer à quel point étaient perdues les langues qui tout autour de nous jouent chaque jour leur partition aliénante, fausse, mortifère.

 

*

 

05/01 [Vermeer au chameau]

 

Me parlant des intérieurs clos de Vermeer, Eric Clémens note que ce sont des femmes qui y guettent un dehors : « Leur enfermement est en même temps montré et outrepassé – elles deviennent des femmes de lettres ou des femmes se livrant à l’art musical, l’art des sons qu’aucun mur n’arrête. »

Nombreux sont les instruments (violoncelle, guitare, viole de gambe…) représentés par Vermeer. Ils suggèrent l’insistance d’une musique : celle qui « ouvre le ciel ».

Ici elle crève le plafond : l’appel de l’illimité traverse la paroi des salons confinés.

Version Rimbaud : « un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons ».

 

Je regarde une reproduction de L’Atelier, jadis vu à Vienne.

L’artiste est assis au premier plan. On le voit de dos. Son modèle est debout au second plan, sur fond de carte des Pays-Bas. C’est une jeune femme drapée d’empesé, couronnée de feuilles, façon Muse. Le Maître a encombré son bras gauche du boulet d’un bouquin énorme. Le droit brandit obliquement une longue et fine trompette comme un chevalier sa lance.

La demoiselle semble avoir surtout envie, les yeux hypocritement baissés, de se cavaler en douce avec sa musique, par derrière le rideau, vers la fenêtre d’où se diffuse la lumière : ciao, l’artiste !

 

La scénographie de Gilles Aillaud pour le spectacle Vermeer Spinoza (au théâtre de la Bastille en 1984) reprenait ce dispositif — dont la tenue du peintre : vaste béret, chausses bouffantes, bas rouges. Le dehors du tableau, en fond de scène à jardin, était occupé par un vrai et de temps à autre (dé)blatérant chameau. Soit : l’animalité, étrangement inquiétante et sauvagement comique. Un peu devant, Spinoza polissait imperturbablement ses lentilles.

Dedans : la raison, la technique, les « mathématiques sévères ».

Dehors : la bête, la nature — ou, va savoir, ce chameau de Dieu (deus sive natura).

 

*

 

07/01 [ma mère, mon ennemie]

 

au fond de l’amer au bord

sournois du foutu trou

assis sur mon caillou

j’ai pleuré je pleure encore

 

c’est sans raison sinon

pitié pour moi la vie

ne m’attends pas au fond

ma mère de la mer pourrie

 

crabe éboueur de merdes

même toi seras par ces herbes

salées lavé qui sont si a

mères d’aimer tes cacas

 

ce monde la veine au sein

blême de ma mère y

repeint d’un rêve li

vide tout : cut, plus rien

 

voici le matin n’oublie rien

ni le vomi ni le bleu

de furie des yeux

ni la pince arthrosée des mains

 

*

 

10/01 [la meute, 1956]

 

Aux jours de colère, quand s’ouvre le carnet des griefs et qu’on les pèse, la balance penche toujours vers ceux qu’on rumine contre soi-même plus que vers ceux qu’on a envers autrui : la honte est plus lourde que la haine.

 

Ce matin, trouant la macération du réveil aux poils collés du jus de la vie onirique, ce flash vache, comme le plus souvent jailli de rien à quoi on ait pu parer car déboulé sans crier gare de nul fond qui ait même dans le rêve encore frais clignoté :

 

La vague potache en hauts godillots, culottes courtes et capuchons sans couleurs course Chino plié en deux jusqu’aux genoux à travers la cour comme les mouches car il paraît, vu qu’il l’a laissé pour faire le malin de bouche à oreille entendre, qu’il sait. Rattrapé sous la gouttière, il flûte tout mouillé qu’à la question de ce qu’il y a (c’est entre les hommes et les femmes au lit, sous la ceinture) la réponse est et il le répète tout rouge en haletant : rien. D’où que la furie le hue et il reste seul dégoulinant de flotte de honte en s’arrachant de derrière les dents le mot saloperie. Suivent des grincements de gencives. Bien fait pour l’innocence étendue aussi loin que végète l’inquiétude d’ignorance et crâne le besoin de faire l’intéressant.

 

Autour : ardoise au gras et cresson de pissotière passé. Et fort peu de ciel, sinon comme l’œil de vide sur Caïn, après les plus hautes fenêtres.

 

Dans la diagonale de son abandon le petit bonhomme ramassé en boule observe entre pleurniche et pluie la mêlée rugbyman sous l’arcade. Elle a entassé son oursin de criailleries au-dessus d’un étal chiffonné à terre de quelques dénudées dans des pages Paris-Hollywood et ça jonche, mômes, feuilles, hormones, acnés de fébrilité, le gris banal que zèbre tout d’un coup pour Chino d’un ouf ! la sonnerie : reprise des cours.

 

*

 

11/01 [bi poly raté]

 

Voici que ramène encore une fois sa pâle fraise la phrase : abruti de fatigue et défait de mélancolie.

C’est vérité.

Elle peut empoisonner de gargouilles sangloteuses et faire croire que, debout, on ne tiendra pas, vu comme l’ossement s’articule tout d’un coup mal.

Mais de ces vérités, nombreuses, qu’il vaudrait mieux laisser moisir sous le mouchoir. Car : indiscrétion et pathos. Soi paradoxalement magnifié de se faire tourner moche devant ses propres yeux comme une boule à facettes de soûlerie.

Alors que ce n’est rien, rien que du banal, éreintant de plat : vérité en cela aussi. Il n’y a rien à essorer de ce chiffon qui lave le désarroi dont on a attendu, quand même, hypocrite, que savoir en nommer la source vous libère.

On sait assez bien d’où ça vient : coup de mou dépressif après trop d’effervescence maniaque sur des écritures en zig zag, hétéroclites, non centrées sur du vraiment mobilisateur — ayant même pour but inavoué d’en détourner.

On sait aussi, par expérience (ou ça n’est qu’un espoir — mais en l’occurrence ça vaut pareil), qu’un retour d’énergie fracassera un jour ou l’autre, peut-être dans quelques heures seulement, le nez de clown triste que cette déflation vous colle à la face. 

Bipolarité, on dit.

Disons : bi poly raté, toujours revenant, obtus de débilité, toujours faisant rater l’autre tout aussi banale vérité : la vie sans parade, qu’on laisse parfois venir, non mauvais, tout ébahi.

 

 

 



[1] Le monologue slamé dévide lui-aussi une ligne (n’a pas plus d’épaisseur qu’une ligne) : à tous les sens, il est « dans la ligne » (de l’hystérisation contemporaine de l’opinion et de l’identification du poème à un discours).

[2] Pour ce faire, il ne suffira sans doute pas de « connecter la langue aux nouveaux usages » (l’écriture inclusive), d’insérer en poésie un peu de néo-lexique (SMS, jeu video) ou de « sur-féminiser » (?) des fictions — même s’il n’y a aucune raison de se refuser ces plaisirs.