ROLANDE, premier épisode par Joseph Mouton

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

ROLANDE, premier épisode par Joseph Mouton

Le rôle d'Ève

 

Rolande (ou Rollande, comme je l’écrivais et comme elle était charmée/amusée que je l’écrivisse, parce que, prétendais-je, ça roule beaucoup mieux avec deux l) a une fois défendu contre les amis de son frère (et son frère lui-même mais surtout ses amis Olivier et Bernard) la thèse selon laquelle Ève avait autant d’importance qu’Adam dans la création divine, la preuve étant selon elle que Dieu avait bien remarqué qu’Adam supportait mal la solitude ; or le rôle de distraire Adam de sa solitude était évidemment un rôle essentiel dans la création, car il faut sans doute appeler « essentielles » les fonctions qui sont indispensables ; — et sans Ève, n’est-ce pas ? la vie d’Adam eût été invivable. Naturellement, nous lui objections que le fait de subordonner la création d’un être numéro deux au bonheur d’un être numéro un faisait de cet être numéro deux un personnage secondaire ou subalterne par rapport à l’être numéro un : Dieu ne semblait pas s’être soucié du bonheur d’Ève et n’avait envisagé son existence à elle que comme complémentaire de l’existence d’Adam ; de plus, la fabrication d’Ève à partir d’une côte d’Adam ne plaidait pas en faveur du rôle prééminent de la première femme, puisque celle-ci n’était qu’un simple sous-produit du premier homme. Le texte biblique, en vérité, nous fournissait beaucoup d’autres arguments de même farine mais l’étonnant est que jamais Rollande ne consentit à entendre nos raisons ; elle n’en démordait pas : les deux parties de l’humanité avaient un rang égal dans le geste du créateur. D’ailleurs, pouvait-on imaginer mission plus sacrée que celle d’accompagner le masculin, soit de lui servir de compagne ? Cela revenait à instaurer la vie, l’altérité, le partage, la limite, etc. La discussion avait duré très longtemps, elle avait duré jusqu’au moment sans doute où, après avoir tourné plusieurs fois dans les mêmes boucles argumentatives, nous nous étions convaincus de l’imperméabilité totale de Rollande à la logique mythique, c’est-à-dire au classement des actants induits par l’ordre de la narration. Je me souviens d’avoir été extrêmement surpris par une telle surdité et pareil entêtement ; c’était comme si l’idéalisme extrême de Rollande — soit sa conviction a priori que chaque être, comme chaque espèce d’être, a un caractère sacré et unique — l’empêchait de reconnaître aucune marque de hiérarchie dans le texte sacré lui-même, pourtant peu équivoque dans son premier chapitre. Peut-être aussi que face au jeu phallogocentrique (soit à la domination du phallus discoureur) des amis masculins de son frère, elle voulait défendre mordicus la position féminine, en niant formellement la logique mythique du phallus (son hiérarchisme) mais en concédant au féminin un contenu corrélé avec le masculin (ce qui faisait une contradiction entre la forme logique du discours et son contenu sémantique). Rollande souhaitait à l’époque exister dans la compagnie des hommes (les amis de son frère constituaient sans doute la compagnie masculine la plus accueillante qui se pût trouver) et elle était prête à se mêler à leurs jeux, qui étaient surtout des batailles argumentatives, quitte à en violer les règles. Elle s’y imposait malgré tout en tant que femme, — descendante d’Ève.