ROLANDE, quatrième épisode par Joseph Mouton

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

ROLANDE, quatrième épisode par Joseph Mouton

 

Beauté

 

 

Rolande était belle. Il y avait de l’olive et de l’amande en elle ; de longs cils presque noirs, bien recourbés, frangeaient sa paupière non entièrement ouverte (en capote de fiacre, aurait-on dit au XIXème siècle : le bulbe oculaire restait saillant sous les muscles et la peau du visage), son œil brun foncé évoquait le velours, une douceur profonde jointe à de la pudeur, — elle appartenait à cette catégorie de femmes qui n’ont pas besoin de mascara, parce que Dieu les a déjà maquillées dans la masse. Rolande n’était pas vive, sa gaieté au contraire s’écoulait lentement mais elle riait volontiers et spontanément, découvrant des dents longues, très blanches, parfaites. Rolande avait une chevelure épaisse et magnifique (se faisait-elle une grosse tresse au début ? je crois bien), c’était le genre de beauté brune qu’on n’imagine pas sans pilosité : je me souviens que de longs poils parallèles recouvraient ses avant-bras et elle avait même un notable duvet au-dessus de la bouche. Rolande ne connaissait pas la simple politesse : elle se débrouillait toujours pour donner aux situations sociales un tour personnel et éthique ; c’est comme si tout ce qu’elle disait dût sortir fraîchement de son cœur ; parfois même, de peur que ces paroles ne marquassent pas assez sa bonne intention, elle ajoutait des scrupules exquis, des excuses baroques. Comment décrire la bouche de Rolande ? Lèvre inférieure joliment renflée, lèvre supérieure fine avec en son centre une double pointe correspondant au sillon central qui joint le nez à la bouche, les coins se relevant : je n’arrive pas à l’attraper par les mots, je l’aperçois parfois synthétiquement saillante au bout de ma mémoire, puis je la perds tout de suite. Rolande avait dans sa physionomie de quoi faire des œillades mais elle n’en faisait pas. Rolande était onctueuse, je me souviens d’elle à dix-huit ans comme d’une jeune femme aux joues pleines, à l’épaule ronde, — quoique mince, elle avait de la chair. Il était facile de surprendre ou de choquer Rolande. « Faut-il punaiser les bébés ? », lui demandais-je tout à trac : ainsi commence un poème d’Henri Michaux qui attaque le style ontologique des bébés ; or qui pourrait avoir le cœur de critiquer les bébés, n’est-ce pas ? Nous provoquions Rolande mais nous veillions aussi sur elle, elle était devenue notre mascotte. Un jour, nous nous retrouvâmes dans une brasserie parisienne, Rolande et moi. Elle était alors mère de trois enfants. « Mon Dieu ! pensai-je, comme son visage s’est aiguisé ! » En effet, son nez fin et courbe était curieusement devenu la pièce centrale de sa physionomie, il se prolongeait sur le front qu’il rétrécissait, il descendait sur la bouche et le menton, qu’il alignait sur son axe : sa tête ressemblait à une lame quintessenciée jusqu’à l’os, et son corps avait perdu toute sa chair. À propos de Rolande, on pourrait évoquer le concept freudien — aujourd’hui controversé sans doute — de « masochisme féminin ». Je préférerais citer le mystérieux conseil de Kafka, qui dit « dans le combat entre le monde et toi, prends le parti du monde ». Rolande avait pris le parti du monde.