ROLANDE, deuxième épisode par Joseph Mouton

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

ROLANDE, deuxième épisode par Joseph Mouton

La politesse est de l'hypocrisie

 

 

Outre la grande disputation sur le rôle essentiel d’Ève dans la création divine, Rolande et nous (les garçons) avions beaucoup disputé de la question de savoir si la politesse est, oui ou non, une forme d’hypocrisie. L’adolescence est l’âge de la psychologie : ceux qui la traversent découvrent en s’observant que l’âme humaine se creuse d’une certaine intimité à soi-même — la profondeur —, qui laisse — en surface — une apparence dirigée vers les autres ; ils comprennent parfois avec bonheur qu’ils peuvent jouer avec les masques que cette béance intérieure a sculptés ; parfois au contraire, ils s’attristent que l’authenticité se perde inévitablement dans le rapport social. Cette psychologie du masque se forme dans le moment où les jeunes gens découvrent que la société elle-même (le monde des adultes) est régie par des conventions, qui répriment nécessairement la libre expression de soi, mais eux n’en tirent aucunement une sociologie (en tout cas dans les classes bourgeoise et petite-bourgeoise), ils préfèrent y voir la condition abstraite de leur développement futur : oui, il faudra se frayer un chemin à travers tous les faux-semblants imposés par le monde. Nous (les garçons) qui peinions à sortir de l’adolescence (les bons élèves portés sur l’intellect accusent ordinairement un certain retard dans leur maturation psychique), nous étions naturellement encore très sensibles au combat que se livrent la pulsion identitaire et l’instinct de camouflage dans le moi en construction. Dans mon souvenir, j’étais peut-être le plus à vif sur ces questions psychologiques ; je venais de mettre au point une forme d’ironie déroutante qui laissait la plupart de mes interlocuteurs dans l’incertitude sur le sens effectif de mes déclarations, et j’enseignais à mes amis l’art du troisième degré. Olivier, toutefois, ne devait pas être en reste, car en grandissant dans la foi (protestante), il apprenait à traquer la duplicité dans le cœur des hommes (voire dans le sien propre : un peu plus tard, nous échangeâmes lui et moi le nom de Kierkegaard). De Jean-Marc, je dirais qu’il nous suivait tous les deux sur ce terrain ; nous étions une sorte de machine adolescente à trois têtes et par conséquent nous sentions tous la même chose en même temps, — ou pour mieux dire, nous inventions à trois nos expérimentations, nos résultats, nos conclusions et notre morale. Pour nous, en tout cas, la politesse était essentiellement de l’hypocrisie, même si l’hypocrisie peut avoir des vertus. Or Rolande n’avait pas suivi le même chemin que nous, elle ne faisait pas partie de la machine adolescente que nous avions formée, elle avait notamment échappé à la psychologie du masquecomme aux expériences qui la fondaient, de sorte qu’à son sens, l’altruisme natif de l’humanité pouvait s’extérioriser dans les bonnes manières sans distorsion aucune : la politesse n’était en somme qu’une bonté devenue code de conduite, — voilà tout ! Pour expliquer cet extraordinaire idéalisme (vécu), j’allèguerai une différence dans nos milieux familiaux : en résumé, je venais d’une famille ouverte, Olivier d’une famille fermée et Jean-Marc et Rolande, d’une famille forclose. Dans une famille ouverte, on énonce (en partie) le négatif ; mon père, par exemple, se livrait à des analyses psychologiques destructrices sur tous ses proches, en leur absence aussi bien qu’en leur présence ; je m’étais fait à cette destructivité et je la tenais même pour une procédure de vérité ordinaire. Les familles fermées sont des familles chez qui on ne dit pas les choses mais on les sait. On rencontre typiquement ce genre de famille dans la bourgeoisie, qui tient beaucoup au décorum ou à la décence, soit aux non-dits qui les soutiennent ; Olivier venait donc de ce genre de milieu. Les familles forcloses seraient des familles chez qui non seulement on ne dit pas les choses mais encore on ne croit pas qu’il y ait du non-dit. Or s’il n’y a pas de non-dit, on peut se fier à la gentillesse, au désintéressement, à la droiture, à la sympathie, etc. que les membres du clan manifestent ; il serait même sacrilège d’y chercher un double fond ; — dans la famille Ch. par exemple, on ne prit jamais au sérieux l’hypothèse de l’inconscient. Rolande avait donc appris la vie dans ce climat de forclusion du mal, si l’on peut dire, et elle l’avait presque intériorisé jusqu’au fanatisme ; elle en avait fait en tout cas une sorte de système moral, dont même ses parents voyaient le caractère exagéré. Il faut noter encore un autre paramètre, qui tient au genre : Rolande était femme, elle avait embrassé la féminité sans réserve, et au tableau du féminin, il y avait (il y a encore) une vertu (qui est aussi une vocation et un destin) nommée en français moderne le « care » : les femmes sont femmes de prendre soindes êtres et des choses. La jeune femme Rolande se voyait vouée au dévouement (elle savait que la noblesse d’Ève venait de ce qu’elle était chargée d’Adam), sa tendre sollicitude allait vers toutes les innocences et les faiblesses ; — bientôt elle voulut consacrer sa vie à la défense et à l’élévation des enfants. J’ai laissé entendre que Jean-Marc n’était pas en pointe dans le débat sur les hypocrisies de la politesse : cela vient de ce qu’il partageait un peu l’idéalisme de sa sœur jumelle. Avec une certaine cruauté, Olivier dit un jour « la seule chose qui me sépare de Rolande, c’est les enfants qu’elle aura. » Et moi je déclarai, à la stupeur générale, que je souhaitais que ma future femme fût hypocrite (je voulais défier l’idéal de transparence bête sous lequel je voyais s’annoncer le couple). Nous n’avions, tous les quatre, aucune expérience de l’amour.