APPARITIONS - 3 par Philippe Beck
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Masse et puissance.
Le refus change la peur du contact. Le 15 juillet 1927, une foule immense converge au centre de Vienne et le Palais de justice est incendié. La police tue une centaine de manifestants. Elias Canetti proteste avec beaucoup contre l’acquittement de miliciens qui ont assassiné des ouvriers socialistes à Schattendorf. Le Flambeau dans l’oreille (1980) racontera l’événement. Au préalable (la pensée déterminant le récit), Masse et puissance (1960) a examiné le fait suivant : « Je devins une partie de la masse ; je m’absorbais totalement en elle, je ne ressentais pas la moindre résistance face à sa volonté, quelle qu’elle fût. » L’absorption est dans ce cas un processus qui ne peut devenir un état. L’absorbant ne peut être absorbé sans disparaître. L’expérience du refus collectif s’égale à la métamorphose de l’individu dans la foule ; expérience qui fait éprouver les conditions de la disparition de la peur du contact avec autrui dans une masse qui paraît interdire les apparitions singulières et les intentions personnelles. La foule devenue en principe un corps vivant autonome représente la cohérence d’une action sans peur, où l’effacement des corps particuliers doit entraîner des conséquences générales, une impersonnalité des citoyens ; l’oubli de la peur individuelle même « au cœur secret de l’horloge ».
Si la crainte du contact est fondamentale, l’expérience de la masse correspond à la suspension au moins provisoire d’une telle crainte. La fusion doit remplacer l’agression par cette « résistance mutuelle » transcendantale que Kant a déclarée (Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784). « La masse aime la densité », dit Canetti, c’est-à-dire qu’elle se fonde sur l’égalité dans la compacité. La foule devenue masse est illimitée en son désir de perdre la peur de l’inégalité. La proximité des corps doit être indéfiniment renforcée au moyen d’une direction unique. La dispersion reste la hantise de corps différents réunis dans cette même direction, qui ne peuvent disparaître, en dépit de leur émotion commune. La « masse ouverte », manifestante, tend à fixer son infini pour durer, à devenir une « masse fermée », armée ou église ; la permanence doit ainsi remplacer la croissance pour s’apaiser. Or, la hantise de la peur de toucher et d’être touché en même temps se révèle dans la « masse de fuite » qui désire échapper à la menace dont chacun a conscience : les corps individuels, apeurés, déterminent les ondulations de la foule. La masse de fuite ne peut former cette « masse de renversement » dont le but est le changement de sens de la situation historique. L’ordre, en tant qu’il est « plus ancien que le langage », implique le pouvoir, donc le meurtre, auquel échappent les survivants et les puissants, c’est-à-dire des individus. Le pouvoir est au moins une violence différée, et l’obéissance conserve dans chaque corps l’ordre qui précède les expressions. Par conséquent, le besoin de conserver l’ordre, qui correspond au désir de survivre à sa propre peur, est le besoin le plus dangereux : il contribue à la communion des égaux, à l’idée de leur suppression. Rien ne remplace un sentiment du contact à l’intérieur de la foule des différences, qui n’est pas encore une masse. Bientôt aveuglée par un langage corrompu (Kraus), qui dissimule l’intensité du toucher, la foule se change en monolithe apparent. Elle est encore un effet de discours plutôt qu’un sujet qui ne craint rien. La masse est l’état commun transitoire où se délèguent les craintes relatives, l’état non mythique du grand nombre en proie à ses contradictions (Musil), un phénomène de crise : les contacts restent rugueux, et la fusion ne peut avoir lieu. L’identification horizontale ou l’égalisation des sujets liés conserve le manque de chacun au cœur du désir d’être voulu plutôt que de vouloir (Freud). Mais vouloir n’est pas encore être libre, non plus que le besoin personnel n’est encore le désir où débute la liberté générale. La liberté appartient à un corps qui disparaît pour apparaître, c’est-à-dire qui affronte sa propre existence touchante et touchée, insuffisante et dépendante, irréductible. La peur de l'indifférence explique aussi le désir d'en finir avec la peur.
