APPARITIONS - I par Philippe Beck
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Apparitions.
Quarante-huit mètres carrés naturels sont détruits à chaque seconde en Europe et la vie commune, respirable, se dissipe à mesure que l’idée de l’Europe s’éloigne politiquement des têtes et des cœurs. Le fait de la respiration est le fait du commun en tant qu’il représente un événement psychophysique ; un corps ne peut rencontrer son oxygène sans créer une âme reliée, et quand l’air vient à manquer, c’est que l’âme commune, ou son idée, commence à disparaître. Toute âme est collective et traversée. Les phénomènes réels apparaissent aux têtes et aux cœurs par le canal d’un raisonnement sensible. Percevoir, c’est déjà raisonner, mais l’abstraction négative fait disparaître l’objet de la sphère d’action. Seul un raisonnement du corps peut émouvoir quelqu’un, c’est-à-dire orienter le composite. Les humains, âmes corporelles qui s’intéressent aux apparitions, au surgissement des réalités, sont en même temps des composés qui s’apparaissent l’un l’autre, tous chargés du sens des apparitions qui les préoccupent. En résumé, des apparaissants mutuels se passionnent pour ce qui leur apparaît un par un et risque à chaque instant de disparaître de la pensée physique.
J'appelle apparition ce qui se signale aux ccontemporains de manière poignante. Les phénomènes essentiels frappent et, littéralement, empoignent l’âme liée et engendrent des pensées physiques, des raisonnements sentis, si bien que le cours historique tend à se modifier sous l’effet des visions qui impressionnent ainsi et tendent à se partager : elles déclenchent la pensée, qui est la sortie hors du monde de l’individu. Les âmes physiques de maintenant, corrélées et violemment séparées, sont abreuvées d’apparitions évanouissantes, de révélations multiples et précaires dont les rapports sont pensables. Il est inexact de dire que les contemporains soient indifférents aux réalités qui se manifestent. Mais que se passe-t-il pour qu’elles s’évanouissent malgré une impression qui échappe à la saturation ? Quelle inconséquence est-il possible de mettre au jour dans ce cas ? Nous sommes dans de la nature. La jungle urbaine caractérise la vie intérieure, tanière de mille monstres, et la vie extérieure s’y projette d’abord pour dessiner à même les parois du Soi des reflets qui se laissent aimer en laissant une trace, une impression menacée. Les contemporains ont une mémoire de la danse des ombres de l’Histoire. Prisonniers de la Cave où tend à s’évanouir l’imagination (la faculté de configuration des images du monde), ils aiment le présent apparent contre le futur qui l’absorbe et le fait exister universellement. Si la vie de chacun et de tous est déterminée comme une passion des apparitions, le modèle de la Caverne est moins pertinent que le modèle de la Cave pour nous aider à créer une mémoire de l’avenir, une imagination pensive. On sort de la Cave pour évoluer dans les appartements de la pensée, où se découpent les réalités, ses chantiers, ruines et friches culturelles, ses rangements et dérangements. Et, entre les murs, près de la rue inhabitable et parcourue, le Soleil Extérieur, seule source de lumière qui détaille les événements, brille déjà.* Le Seul Soleil rend vivantes nos co-apparitions réfléchies.
* Au sujet de la critique du modèle de la Caverne, cf. Idées de la nuit, Le Bruit du temps, 2023.
