ROLANDE, sixième épisode par Joseph Mouton
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L'Empreinte
Dans mon souvenir, le visage de Rolande domine son corps. Même à l’époque de son amaigrissement extraordinaire, c’est encore son visage aiguisé comme une lame qui me regarde, je ne saurais dire comment s’incarne cet amaigrissement (or il a bien dû s’incarner sous mes yeux). Il y a pourtant une sorte de tamponnement charnel qui me revient intact et frais par-delà les années, c’est le choc des fesses de Rolande sur la glace de la patinoire d’Embrun. Elle portait des fuseaux noirs, je crois, et je crois qu’un peu de boue gelée blanche s’était imprimée sur son postérieur, qui n’était pas mince, suite à une énième chute, car nous étions tous des patineurs débutants (nous tombions fréquemment). C’est comme si l’impression violente du blanc froid sur le tissu noir (variante : prune) s’était immédiatement doublée d’une impression mnésique, d’où me souvientaujourd’hui moins qu’une image, juste un flash contact, grâce à quoi je revois un peu du passage des fesses de Rolande à ses belles cuisses dans des pantalons qui ne la moulaient pas.
C’était notre premier voyage, bien sûr nous avions emmené Rolande avec nous, les garçons, plus Marie-Christine, ma première nana (comme on disait familièrement). Entre parenthèses, Marie-Christine avait pratiqué le patin à roulettes dans sa prime jeunesse et elle semblait glisser magiquement bien devant nos propulsions chancelantes. Dès que l’on sort de l’immeuble des Ch., on est très vite à la petite gare endormie d’Aix-en-Provence. De là, on peut aller à Marseille (au sud) ou remonter vers le nord-est, direction Embrun. Nous étions donc simplement remontés vers le nord, jusqu’au terminus, sans façon. Nous avions retenu un hôtel pour une ou deux nuits. Moi je dormais avec mon amour ; je ne me souviens pas comment Olivier, Jean-Marc et Rolande se partageaient les autres chambres. Il y avait un peu de tirage entre Jean-Marc et Marie-Christine, rien de grave : ça arrive entre l’amoureuse nouvelle et les amis de toujours. Par contre, il aurait pu y avoir une scène vraiment pénible entre Marie-Christine et Rolande, et voici pourquoi. Bien que Rolande eût déclaré naguère des sentiments pour moi, elle avait très magnanimement projeté sur les nouveaux fiancés que le destin lui faisait fréquenter une sorte d’enthousiasme romantique déplacé (un renvoi de ce qu’elle avait rêvé de vivre en ma compagnie ?) Elle tenait en tout cas à ce que le voyage des deux amants à Embrun fût une lune de miel véritable. Il est vrai que Marie-Christine et moi inaugurions alors de partager une chambre d’hôtel mais nous n’attachions guère d’importance à cette première fois. Je ne sais comment, Rolande était parvenue à entrer dans notre chambre avant nous, elle y avait disposé un décor de lune de miel, soit des petits bonbons emballés dans du papier rouge brillant (comme des papillotes de Noël miniatures), des cœurs en plastique (?), des fruits confits (??), un panier de fruits (???), je ne sais quoi. Les petits bonbons jonchaient les oreillers et les draps. Marie-Christine pensa se fâcher. J’eus toutes les peines du monde à l’empêcher de faire un esclandre : que signifiait cette immixtion bizarre dans notre intimité, n’est-ce pas ? Moi, je repensai aux fleurs (aux cœurs ?) multicolores de la lettre anonyme : ces bonbons partaient de la même esthétique, plus sauvage en un sens que ce qu’on appelle « fleur bleue », plus enfantine encore, — et j’avais le cœur serré de comprendre la divergence qui m’entraînait loin de Rolande et que je ne pouvais pas même lui expliquer.
Je ne me souviens pas de la poitrine de Rolande : aucune image. Je me souviens que Vauban a travaillé aux fortifications d’Embrun.