ROLANDE, troisième épisode par Joseph Mouton

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

ROLANDE, troisième épisode par Joseph Mouton

 

Poker menteur

 

Rolande se joignait de plus en plus aux réunions des trois mousquetaires (appellation de Madame Ch.). Un jour (c’était le début des grandes vacances peut-être, nous étions dans le salon de l’Avenue des Belges, il faisait beau), nous commençâmes tous les quatre une partie de poker menteur. Je crois bien que c’était moi qui avais introduit ce jeu dans notre amicale (car j’étais de loin le meilleur connaisseur et praticien des jeux de cartes). Distribuez cinq cartes au premier joueur. Soit il les conserve telles qu’il les a reçues, soit il en jette une, deux, trois, quatre ou cinq qu’il échange avec une, deux, trois, quatre ou cinq autres piochées dans le talon. Ensuite, il annonce une donne au second joueur, qui l’accepte ou la rejette. Si le second joueur la rejette et qu’il a vu juste (la donne annoncée par le premier joueur ne correspond pas à sa main), il gagne ; si le second joueur s’est trompé (la donne annoncée correspond bien à la main du premier joueur), c’est le premier joueur qui gagne. Si le second joueur a accepté la main du premier joueur, il procède comme le premier joueur a fait : il conserve les cartes reçues ou en échange le nombre qu’il veut ; puis il fait une annonce au troisième joueur, etc. (on continue de tourner jusqu’à ce que le rejet d’une main arrête le mouvement). Règle supplémentaire : on ne peut pas descendre ou stagner dans les annonces. Par exemple, si le premier joueur a annoncé un brelan de valets et que le deuxième joueur a accepté sa main, celui-ci à son tour ne pourra pas annoncer un brelan de même hauteur ou moins qu’un brelan au troisième joueur, et ainsi de suite. Cela veut dire que les annonces montent automatiquement et que chaque joueur se trouve assez vite dans l’obligation de bluffer sur son jeu (mais comme à chaque tour on peut échanger des cartes, la main a quand même des chances de s’améliorer en passant d’un joueur à un autre). Ce jeu n’avait pas un grand intérêt au plan ludique ; son charme venait des relations psychologiques qu’il avivait pour de faux entre les participants, il était très propice aux facéties et aux tendres railleries de l’amitié. On pouvait y introduire du « vice » (et j’étais sans doute le plus imaginatif dans ce registre) : par exemple, j’annonçais « brelan de valets » à Jean-Marc, qui l’acceptait, mais se retrouvait plutôt avec un brelan de dames entre les mains ; il ne changeait aucune carte et annonçait illico « brelan de dames » à Olivier ou à Rolande, qui soupçonnant logiquement que la transsexuation du brelan de Jean-Marc n’était que la piteuse parade d’un joueur aux abois, rejetait sa main, — perdu !  (exclamations de surprise, rires, protestations de dépit). Rolande prisait tellement notre compagnie qu’elle se prêtait de bon cœur à un divertissement qui la mettait pourtant au supplice, souvent : je me souviens de l’expression de son visage lorsqu’avec deux mauvaises paires, elle se retrouvait obligée d’annoncer un carré ou une quinte flush ; nous voyions tous le désespoir envahir ses traits, elle-même se rendait compte que son désespoir était trop visible, elle se mettait à rire tout en rougissant : « carré », disait-elle après un temps et d’une voix faible. Rolande ignorait tellement l’art de mentir (et encore plus l’art de piéger) qu’on pouvait presque douter qu’elle ait eu une enfance et une adolescence (le mensonge fait partie de la carapace, légère ou épaisse, que l’être en devenir se fabrique pour échapper aux dispositifs panoptiques que les adultes tendent à installer au-dessus de sa vie) : elle était innocente comme un nouveau-né, on aurait dit aussi bien un sujet kantien à peine sorti de son emballage, le bois de l’humanité qui aurait poussé sans aucune torsion, — un miracle.