JOURNAL 2022, extrait 9 par Christian Prigent
08/12 [un génie]
Choc : la mort de François Tanguy.
Paule Thévenin me parlait de lui avec beaucoup d'enthousiasme quand je me suis installé au Mans en 1991 (c’était du temps de Chant du bouc)[1].
Je l’aurai peu connu, en définitive.
Difficile à connaître, d’ailleurs. Amical, affectueux, certes. Mais vivant en lui-même, enseveli dans ses innombrables lectures, emporté par sa passion de pensée, toujours projeté ailleurs par cette passion. Et réservé (mis en réserve) aussi par le clan du Radeau, possessif et étanche comme le sont les familles.
Dans son monde, on (moi, en tout cas) ne pouvait qu’être un visiteur éberlué et admiratif.
Je me souviens d’heures passées sur la transcription d’un entretien oral fait avec lui pour Fusées : il fallait tenter de donner figure humaine (= un tant soit peu mise en ordre explicatif) à cette parole prolixe, digressive, nouée en boucles sans cesse repassant sur elles-mêmes — qui en fait ne faisait sens que de cette perpétuelle esquive (dont le sens s’identifiait à cette esquive elle-même : était théâtre, non discours).
Coda façon fan club : j’ai croisé, parfois assez longtemps fréquenté, des artistes d’envergure (Twombly, Motherwell, Ponge, Guyotat, Straub, Viallat, D. Roche…) ; aucun ne m’a donné plus que François Tanguy, qui jamais pourtant n’en prenait la pose, la sensation du « génie ».
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09/12 [en face des trous]
Deux yeux en gros en face des trous, même celui frais piquoûsé contre la DMLA : pas besoin d’essuie-glace.
Juste un tortillon de queue de fatigue après la cochonnerie de covid contracté chez Rabelais à La Devinière pour jouer au poète dans une cave ensalpêtrée de miasmes : bien fait.
Mais un peu de patience et on sera pétant d’énergie pour regarder le foot à la télé : les vertueuses intentions boycotteuses n’ont pas tenu longtemps (fissure de honte en plus dans la conscience politique).
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11/12 [foot, coupe du monde]
Après la victoire de la France sur l’Angleterre : demi-finale France-Maroc.
Ce matin sur France Info Tahar Ben Jelloun (à qui, dès qu’il est question de Maroc, on tend le micro) dégouline, tout footeux d’œcuménisme, sur l’amitié franco-marocaine : idylle bleu pétant, pas de contentieux colonial, tajine-frites pour tout le monde.
Last but not least : « il n’y a jamais eu de guerre ». Oubliés AbdelKrim, la guerre du Rif, l’engagement des communistes français (et des surréalistes) contre cette guerre.
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13/12 [foot, CV]
Surya me dit avoir été sélectionné en équipe de France cadet. Du temps que je l’étais (cadet — au Stade Briochin : maillot bleu écussonné d’un griffon jaune, short noir, bas cerclés jaune et bleu), je ne fus qu’en équipe de Bretagne (maillot blanc herminé de noir, bas blancs à revers noirs) : c’est minus, plouc.
Après, la footerie (avec licence) dura un peu. Pas dans la lumière des projos : on charbonne[2] le dimanche matin avec l’Amicale Plérinaise (maillot vert, short blanc, bas verts) sur des prés à taupinières.
Aux temps maoïstes (1971), taper la balle avec le peuple au Cercle Paul-Bert de Rennes (maillot vert à parements violets, short blanc, bas verts et violets) allégeait le péché d’être un intello petit-bourgeois.
Carrière achevée en 1979 — la squadra des jardiniers de la Villa Médicis (maillot rouge sang à manches jaunes, bas jaunes à revers rouge sang) me trouve déjà trop vieux et mou des crampons per fare altra cosa che tagliare il limone a meta tempo : fin du ballon rond.
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19/12 [foot, désir]
Finale de la coupe du monde. Content que les Argentins aient gagné : plus forte envie de jouer.
Incroyable finale, pathétique : en fin de première mi-temps, l’Argentine perd toute confiance ; gros trou au moral : c’est tragiquement lisible sur le visage de chaque joueur.
Mais ils reviennent ragaillardis, voraces.
S’ils gagnent, c’est portés par cette faim violente.
Une fois de plus : à forme physique et talent technique sensiblement égaux, celui qui gagne est celui dont le désir est le plus fort.
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20/12 [joyeux Noël]
Revoici les rues pavoisées de saloperies : Noël !
Ces fêtes familiales dépriment.
C’est de pire en pire avec le temps.
Du plus profond de moi, à cette occasion, revient le sentiment que je n’ai jamais fait que mal, côté famille : mauvais fils, mauvais frère, mauvais mari.
Surtout mauvais père. Lâchetés, absences, fuites, égoïsmes : jamais « à la hauteur » (des attentes, des devoirs, des responsabilités, des affections, des dévouements).
Pas pire que la plupart ? Sans doute…
Encore que : si obnubilé par le travail des livres, si « bon qu’à ça » ! Donc absent, nonobstant efforts constants pour l’être moins, à quoi que ce soit d’autre.
Plus le temps passe, fatigue, réduit l’espace et les centres d’intérêts, plus la famille s’identifie à un échec éreintant. Et moins on peut supporter les festivités où, rituellement, elle est censée se retrouver, passer les éponges, s’embrasser dans l’oubli attendri, faire comme si on avait beaucoup à se dire.
C’est qu’au fur et à mesure on pense moins que ces rites peuvent racheter quoi que ce soit, effacer ce qui eut malencontreusement lieu ou suppléer à ce qui n’eut pas lieu qui aurait dû avoir lieu, faire qu’on se pardonne un peu et qu’on laisse circuler entre soi des gestes et des paroles pendant des années évités, impratiqués, voire carrément impensés.
Donc, cette année, ce sera (côté festivités et agapes) : rien.
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22/12 [à mes amours : nu vite, après le bain]
à cru sur la rambarde
la fesse approfondit la bouche
essuie ton pleur mouche
au ciel ton nez petit barde
et le doux cherche-
le au fond du rêche
sous l’amitié de branches
non vouées à la planche
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27/12 [une amitié]
Mauvaises nouvelles de J.-P. Verheggen. Fragile sur ses jambes, chute.
A dû être opéré. Ne pourra peut-être plus marcher.
Je m’apprêtais à lui souhaiter la bonne année. Ne peux le faire en ces termes : qu’y a-t-il de bon dans une vie occupée par la souffrance, le handicap, des interventions médicales toujours éprouvantes, souvent douloureuses ?
J’imagine ce qu’il éprouve, immobilisé, humilié d’être dépendant, sa vie à la merci des soins. Et sentant grandir en lui malgré son désir de vivre, le sentiment de l’irréversible.
Avec lui : plus de cinquante ans de compagnonnage littéraire et d’affection.
De loin, pourtant, vu la distance géographique et la rareté des rencontres : amitié nietzschéenne (amour du plus lointain).
Lien vécu sans présence physique. Fondé sur l’intérêt préalable pour les œuvres : nous nous sommes trouvés parce que chacun de nous deux avait écrit sur un livre de l’autre — qu’il ne connaissait pas.
Non « parce que c’était lui, parce que c’était moi » ; mais « parce qu’il aimait mon travail, parce que j’aimais le sien ».
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29/12 [Racine en vitesse]
Racine… Je feuillette, cherchant à vérifier une citation.
Je ne relis pas : vitesse de survol.
Quelques mots clignotent, le reste revient avec : rougeurs d’orage à l’horizon.
Premier mot : « oui ! »[3].
« Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle... » (Andromaque)
« Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel... » (Athalie)
« Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille… » (Iphigénie)
Tous veulent jouir.
Oreste, Abner, Agamemnon sont des Molly Bloom : « oui je veux bien oui ».
Il y a une variante : « Quoi ».
Ce pronom (interrogatif ou exclamatif) annonce la jouissance : « Quoi ? vous allez combattre… » (Alexandre le Grand).
La débusque : « Quoi ? l’ardeur de régner… » (Mithridate).
S’en offusque : « Quoi ? votre âme à l’amour en esclave asservie… » (Andromaque).
La jalouse : « Quoi ? déjà de Titus épouse en espérance… » (Bérénice).
L’évoque cuvant sous les draps : « Quoi ! tandis que Néron s’abandonne au sommeil… » (Britannicus).
Les autres mots : ceux de la fin.
Crime : « Plût aux Dieux que ce fût le dernier de ses crimes ! » (Britannicus).
Expiation : « Le fer a de sa vie expié les horreurs » (Athalie).
Expiration : « Ah ! Madame… Elle expire » (Bajazet) ; « Elle expire, Seigneur » (Phèdre) ; « Il expire » (Mithridate).
Folie : « Il perd le sentiment » (Andromaque).
Adieu : « Pour la dernière fois, adieu » (Bérénice).
Entre jouissance et mort : 2000 alexandrins retombent impeccablement sur leurs pieds.
La voiture infernale fonce, les flancs lisses de vitesse.
Collées à ses portières comme des pubs flashy, quelques bribes de vers : « Ah ! cruel ! », « Pour qui sont ces serpents ? », « Qui te l’a dit ? », « Narcisse, c’en est fait ! », « Dans l’Orient désert », etc.
Ils me font un petit signe sympa au passage : on s’est déjà vu quelque part, salut !
Et des douzaines d’œufs syllabiques roulent vers le mur : crash.
Je referme le volume.
Rien n’a eu lieu que le lieu du monde et l’agitation, dedans, du globule humain.
Entre le siècle (inhabitable — sauf à le fuir) et le ciel (inatteignable — sauf à mourir) : la vallée de larmes et l’infini du commentaire tragique.
Lisant Racine on ressasse l’impasse.
À force, suffit une mémoire synthétique des pièces. Leur drame mime le mouvement des vies : oublie peu à peu Éros (est peu à peu oublié par lui) — et Thanatos appelle.
L’incipit crie un plaisir. Le dénouement hurle à la mort.
De l’un à l’autre, des vies programmées comme des logiciels s’enroulent dans le drapé des ruses féroces, des humeurs tristes et des passions sauvages.
La mécanique impérative du vers, répétitive, obtuse, est une transe hypocritement policée. Elle inocule des haines, coagule des gênes, jette les corps aux géhennes.
Autour, pendus à des cintres ou dansant derrière les colonnes, les fantômes d’humanité ne sont que des guirlandes d’ombres dans la réduction des espaces et l’éreintement du temps.
« Sortez ! », dit Roxane.
Dehors : « un tombeau superbe » (Alexandre le Grand).
Et voici les Enfers : « je m’en vais chercher du repos aux enfers » (La Thébaïde).
[1] Cf « Séduction de l’inquiétude », dans La Peinture me regarde (l’Atelier contemporain, 2020).
[2] Comme dit Adrien Rabiot.
[3] Ou alors : le verbe « venir ». « Je viens […], Je viens » (Athalie). « Viens, suis-moi » (Bajazet). « Viens, reconnais la voix… » (Iphigénie). Que d’émois ! Que de jouissances !