Calepin #11 par Nicole Caligaris
Comme je traverse le parc à une heure où tout le monde mange, un homme m'adresse la parole pour me demander en roulant les R si je parle français. Je flaire l'emmerdement. Je réponds tout de même, gentiment, et voilà que le type, intensément soulagé de trouver une francophone, me demande… de l'argent. Je râle, ironiquement, en cherchant de la monnaie, Je me fais taper à Paris, j'arrive ici pour me faire taper encore ! et là le bonhomme me sort une liasse de billets de sa poche, J'ai de l'argent mais… combien de billets pliés en deux font un aller-retour furtif de sa poche à sa poche, des vingt, des dix, des cinq, à peine sortis ils rentrent, dans le même mouvement, je connais ce geste, je me mets à l'engueuler illico, tandis qu'il m'explique qu'il a de l'argent mais pas assez pour payer son billet, comme si on ne m'avait jamais fait le coup du billet, je l'engueule vigoureusement parce qu'un type qui fait la manche en sortant de sa poche une liasse de billets dans un endroit où il ne passe pas grand monde, ça peut vite virer à un autre stade de pigeonnage. Je lui donne deux euros, qu'il prend sans insister, et c'est là qu'il se montre vraiment professionnel, le type, avec son air doux et ses R roulés, un professionnel consciencieux : Je me trouve vraiment dans une situation très difficile, vous savez… Calmer le jobard, l'entretenir dans de bonnes dispositions pour garantir sa propre sécurité, des fois qu'il lui prenne un sursaut de lucidité, et l'idée de faire du barouf, toujours défavorable à un business qui gagne à rester discret.
Retour à Paris, je longe un petit parc, dans une rue pavée peu passante, un homme à la tenue légèrement défraîchie me lance Vous êtes une jolie dame, je me marre, et c'est parti, Est-ce que je pourrais l'aider ? Allez bim, je vais encore me faire taper. Mais attention, selon un scénario élaboré. C'est un homme noir à l'accent antillais, il me demande de l'aider d'une recherche d'adresse sur internet, le Sleep in, 61 rue Pajol dans le XVIIIe, je vois que c'est un "centre pour sans abri", il veut simplement savoir si ça existe encore, si c'est la bonne adresse, parce qu'il a de l'argent sur son compte, preuve décidément que faire la manche est devenu un hobby de nanti, comme certaines télés s'emploient à nous en convaincre, il vient de récupérer ses papiers, il attend de pouvoir retirer de l'argent de son compte, et d'ici là, il faut qu'il trouve de quoi passer une nuit au centre, il me propose de l'accompagner à la poste pour qu'il puisse me prouver qu'il a de l'argent, il pourra me rendre la somme si je lui avance le prix de la nuit, il ne boit pas d'alcool, ce qu'il trouve important de répéter, il a 66 ans, même si ça ne se voit pas parce qu'il ne boit pas d'alcool, enfin il m'occupe l'esprit de tout un tas de données qui bombinent, je lui donne de l'argent et voilà, en vrai professionnel, qu'il entreprend de calmer le jobard, il insiste, me remercie encore, me dit que ça l'aide beaucoup, enfin s'efforce de me persuader que c'est bien, ce que j'ai fait. Je finis par me demander si tout ça est vraiment destiné à endormir le gogo déjà plumé, si ça ne serait pas plutôt pour se convaincre soi-même, après-coup, pour se réconcilier avec sa conscience, qui sait ? et accessoirement pour ne pas fâcher les dieux qui ont accordé l'aumône, de la main du chaland. La fable est une arnaque, sans doute, mais la situation est véridique, au fond, il demande de l'aide au pigeon.
Un peu plus tôt, le même jour, après avoir vidé mon porte-monnaie de 2€ et quelques pièces jaunes dans la main de la dame postée au Franprix, voilà que je tombe, tiens ! sur la jeune Roumaine que j'ai vue mûrir de saison en saison au carrefour de Voltaire, puis que je n'ai plus vue, Roxane ! Oui, me dit-elle, Partie en Roumaine, problème, ma mère morte, et toi, ça va ? Ma mère morte, aussi… Je remarque une petite fille à ses pieds, sa fille ! ça alors ! Je fouille les derniers replis de mon porte-monnaie pour aller pêcher 2 € qui me restent, et qui feront défaut, cette fois, au monsieur, cheveux blanc de neige, barbe blanc de neige, que je trouve de l'autre côté du carrefour, sur son pliant, à sa place, je plaisante avec lui sur le temps, il me dit Le soleil de Moscou ! dès qu'il commence à faire froid, il est bulgare, il n'aime pas beaucoup les Roumains, de l'autre côté du carrefour, Zigani ! Quand je lui demande comment il va, il me fait ce geste de la main qui balance, "comme ci comme ça". Il a dormi longtemps à l'abri grâce au marchand de glaces italiennes, à Bastille, le patron l'enfermait la nuit dans le sous-sol de la boutique, depuis que ça a changé de propriétaire, c'est fichu. Il souffre de sciatique, la manche dans la rue n'arrange pas, et le dimanche relâche, il va pêcher à la ligne sur la Marne.
…à suivre