Calepin #4 par Nicole Caligaris

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Calepin #4 par Nicole Caligaris

  • Partager sur Facebook

Familière des marchés aux puces, j’ai appris des hommes maghrébins les proportions du corps humain dessinées par Léonard de Vinci. Ces messieurs connaissent le truc qui permet de se vêtir comme sur mesure, sans essayage et à coup sûr, en insérant son avant-bras dans la taille d’un pantalon où il doit loger, du coude au poing, sans effort.

Malheureusement, ce qui est facile pour les hommes prend des proportions extrêmement complexes lorsqu’il s’agit de l’identité féminine. Le soutien-gorge est l’expression de la malédiction qui pèse sur notre condition. Il faut apprendre, pour s’y retrouver dans cet article, à faire coulisser tout une cotation de chiffres et de lettres que personne ne semble avoir jugé utile de rapprocher des proportions logiquement appréciables des attributs de chaque spécimen. C’est comme ça que, cherchant conseil, il m’est arrivé l’humiliation de me présenter sur le seuil d’une micro-boutique de lingerie dont l’étalage attirait la cliente avec des prix avantageux, et de m’y faire toiser par la patronne, africaine géante d’une beauté hors du commun, d’un gabarit, pour ce qui est des avantages, superbement majestueux, qui ne me laissa pas même ouvrir la bouche pour tenter de combiner à tout hasard un 90 tiré au pif avec un B pas plus certain : « Ici nous ne faisons que les grandes tailles, madame. »

 

La fille minaude, elle lui fait de grands yeux extrêmement interrogatifs, elle lui fait des sourires rougissants, elle doit avoir passé la quarantaine, une femme jolie, impeccablement maquillée nature, teinte nature, coiffée cool, elle lui fait tout un tas de mimiques dont le sens n'est que de lui faire comprendre ou plutôt ressentir à quel point son charme est irrésistible. C'est une étrangère, américaine peut-être, elle parle avec les mains, ou plus exactement elle s'aide de ses mains pour convoquer son français, ce qui n'est pas sans augmenter ses points de charme. Quand elle lui parle, elle s'engage entièrement, extraordinairement expressive. Quand elle l'écoute, elle exprime une concentration absolue, qu'il soit bien clair que rien ne saurait avoir autant d'intérêt que ce qu'il dit.

Toute cette batterie de signaux face à ce type mou dont, d'où je suis, je vois la tonsure.

 

J'avais passé la cinquantaine, imaginez une dame aux cheveux gris, je croisais régulièrement un homme plus ou moins de mon âge qui faisait à la même heure le même trajet que moi en sens inverse, un prof, je suppose, d'après l'aspect, le vêtement, le cartable.

Je me demande ce qui m'a prise un jour de lui faire un sourire. Un sourire de voisine, un bonjour, quoi, malheureuse ! j'avais vu l'effroi dans le regard fuyant du bonhomme, qu'avais-je fait ? jamais une femme, dans la rue, n'est censée adresser à un homme un sourire de courtoisie, eût-elle plus d'un demi-siècle, et cet homme croisé vingt fois par semaine fût-il dans la sphère intermédiaire entre anonyme et familier, tout sourire à l'adresse d'un inconnu, de la part d'une femme, est une manifestation d'intentions sexuelles, pour le plaisir ou tarifées, perspective qui avait dû saisir de panique mon brave prof.

J'avais cru, et pourtant éprouvé, jusqu'à cette anecdote, avoir passé un âge qui, m'affranchissant de tout ce cinéma, m'accordait l'inestimable bénéfice de la liberté, de la paix royale, dans la rue, au café, dans les magasins, partout où la femme se trouve avoir commerce avec l'homme, je pouvais enfin plaisanter avec des hommes sans que ça cause une pyramide d'équivoques indépêtrables, je goûtais la vie sans remparts, sans ces remparts tacites que toute femme, dès la puberté, apprend à dresser autour de son honnêteté toujours déplacée dans l'espace public. Je m'étais trompée.

 

Je ne vois pas le chien. J’entends son raffut pas possible, rue de la Roquette. Le chien aboie fougueusement. C’est au niveau de l’office des étrangers où tous les matins cinquante Roumains attendent de se faire rejeter. Aux aboiements du chien s’ajoutent les appels de l’homme qui s’adresse à lui, sur le trottoir, de l’autre côté de la rue. L’homme siffle. Il est avec une femme et trois petits garçons. Le moyen, qui doit avoir cinq ans, prend le large au pas de course au moment où l’homme siffle. Le chien déboule joyeusement dans la famille. Un beau, un grand doberman dans l’élégance de sa race. Le plus jeune des garçons recule devant le chien, fait le tour de sa mère à qui il reste collé pour se mettre à l’abri. Elle fume tranquillement. Je regarde l’enfant inquiet, je souris à la femme qui regarde son fils en souriant. Je passe. Retour à mes idées, à mon boulot, aux turbines que la marche active. Je revois la scène. Je revois le chien. Je revois le petit garçon qui recule. Je revois la femme qui fume le bout de mégot fin qu’elle garde entre deux doigts devant sa bouche. Je souris. Je passe. Ça revient. La superbe foulée du chien. L’expression du petit garçon. La cigarette fine de la femme au niveau de sa bouche. Quelque chose là-dedans m’a frappée, qui refuse de me laisser passer à autre chose et aussi de se laisser attraper par ma conscience. Je revois la scène. Le grand chien, l’enfant, la femme qui sourit, la clope entre les doigts, son visage tuméfié, son arcade sourcilière cousue, son coquard.

 

…à suivre.