Calepin #7 par Nicole Caligaris
Je prends la précaution de me présenter à l'ouverture, dix heures, et l'aimable monsieur qui n'a pas du tout l'attitude autoritaire d'un vigile, comme nous en avons pathétiquement pris l'habitude en France, l'habitude de nous soumettre au regard mécanisé de ces employés de prestataires de sécurité dans la plupart des bâtiments publics, cet aimable monsieur qui a l'attitude pleine de sollicitude d'un hôte, tente de me vendre pour 4€ de plus que les 12€ de base, une paire de lunettes à réalité virtuelle qui dispensent paraît-il tout un tas d'explications très intéressantes sur ce "joyau de la Renaissance" que je viens visiter.
Toujours plein de sollicitude, le monsieur me dit que ce serait préférable de laisser mon sac dans une des consignes gratuites, il suffit de faire un code de son choix, de le faire une seconde fois, une consigne s'ouvre, c'est très simple, d'autant plus simple que l'aimable monsieur qui n'a rien d'autre à faire à cette heure précoce opère pour moi, je referme le panneau de ma case, je vérifie la fermeture, mon ordinateur est là-dedans, je ne m'en sépare pas sans anxiété, c'est ce à quoi je pense, à bien vérifier la fermeture de ma consigne, et je réalise que je ne sais plus du tout quelle combinaison de chiffres de ma date de naissance j'ai inscrite en code clé du casier.
Je ne veux pas affoler ce monsieur si aimable à qui j'ai déjà fait l'impolitesse de refuser la paire de lunettes explicatives, une fugitive crispation de son expression m'a fait comprendre que j'avais parfaitement le choix mais qu'il n'en pensait pas moins.
Il faut passer les caisses, s'acquitter du prix d'entrée dans la partie réservée de la cathédrale, un tunnel lumineux, chauffé, a été installé entre deux chapelles, puis monter quelques marches extérieures, pour être reçu dans la chapelle Rubens, dont le grand tableau tout en mouvement est plus facile à regarder sur le net que là, au-dessus de son crâne, dans les reflets d'un jour qui travaille à ternir les rouges, je suis reçue, donc, par une dame encore plus aimable, elle tient à me montrer deux ou trois choses, puisque je suis sympathique et que j'ai de la chance, il n'y a pas foule à cette heure. Elle m'accompagne vers l'ancien emplacement du grand polyptyque, trop encombrant pour l'espace de la chapelle où il était historiquement et somme toute assez modestement posé, ce qui fait qu'on l'a déplacé dans la grande chapelle des sacrements qui lui est désormais dédiée, et j'imagine qu'on en a profité pour l'enchâsser dans cette cage de verre dont les montants d'acier encadrent et divisent désormais d'une structure parallèle les tableaux du retable. La dame me montre, dans la plus petite chapelle qui l'hébergeait, dont le dépliant me dit que les peintres avaient analysé la lumière, qu'ils en avaient tenu compte dans la composition de leurs tableaux, la dame me montre le cadre articulé qui supportait le retable et que l'on a décidé de laisser là pour marquer la place, ça compte, sans doute, ce souvenir de la place qu'a occupée le joyau pendant près de six cents ans.
Une autre dame encore plus aimable vient me chercher personnellement, j'ai décidément une chance du tonnerre, je vais pouvoir assister à l'ouverture imminente des panneaux, car le retable est refermé tous les soirs à seize heures, et, me disent les deux dames avec une petite forme de transport, l'ouverture des panneaux, c'est toujours quelque chose !
Nous sommes quatre spectateurs absolument silencieux, deux femmes asiatiques, une dame et sa fille adolescente, assises au centre d'une courte rangée de quatre ou cinq chaises en plastique alignées à deux mètres de la cage de verre, la plus jeune, l'œil rivé à son téléphone, prête à filmer l'événement, toutes les deux tendues, dans une exaltation à laquelle elles se retiennent de donner libre cours mais qui est perceptible, un homme qui photographie avec un petit appareil numérique et un calme de professionnel et moi, debout et mobile par rapport à la paroi de verre pour pouvoir regarder les tableaux sans la barre de métal du montant de la cage, et autant que possible sans les reflets du verre, spécialement celui d'un projecteur qui me tape dans l'œil.
Le panneau supérieur droit très, très lentement ouvert, le système s'arrête et nous avons un temps calculé pour nous émerveiller. Puis le système se remet en marche et le panneau supérieur gauche dévoile très lentement son tableau et celui qu'il couvrait, émerveillement, puis le panneau inférieur droit, et ainsi de suite, j'ignore qui a décidé de l'ordre d'ouverture des panneaux et du temps de suspens mais le choix de commencer par le haut, qui laisse le cœur du chef d'œuvre le plus longtemps invisible, indique un sens de la dramaturgie dont je me figure qu'il s'est transmis avec le polyptyque lui-même, de cérémonie en cérémonie. Ce à quoi j'assiste, c'est à la transmission d'un geste pluri-séculaire reproduit par un automatisme, un geste qui a probablement eu un sens immédiat, par rapport à l'œuvre, à ses commanditaires, à ce qu'elle représente, et qui prend aujourd'hui un sens second, reproduisant un théâtre sacré pour des spectateurs dont la culture collective n'est pas religieuse, ou plutôt dont la religiosité s'est transférée dans l'adoration de l'art, nous voici, tous les quatre, le souffle coupé devant un tableau représentant l'adoration d'un mouton, dont nous adorons la peinture, assistant au dévoilement non pas de l'image mais de l'art.
Bien entendu, je ne parviens pas à retirer mon sac avec mon précieux ordi de la consigne 77 puisque j'ai oublié la combinaison. Le monsieur aimable est remplacé à l'accueil par la dame aimable de la chapelle Rubens, devenue mon amie, et qui me fait cette demande d'une courtoisie hallucinante pour qui s'est accoutumé aux vigiles formés à l'autorité indifférente et à la traque du suspect en puissance que tout un chacun est devenu aux yeux des investis de la puissance de contrôle, "Est-ce que vous me permettez de vous aider ?"
…à suivre