Calepin #12 par Nicole Caligaris

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Calepin #12 par Nicole Caligaris

  • Partager sur Facebook

 

Nous appelons "souvenir" ce que les Bosavi appellent mama, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, "une forme d'absence toujours présente", mama, que l'anthropologue Steven Feld traduit par "réverbération", la réverbération d'un être disparu sur notre propre personne, sur notre vie, "réverbération", ou "réflexion", dit le texte français de ce recueil d'extraits des films-conférences de Steven Feld, La Recherche comme composition, (Les Presses du réel, Petite collection ArTeC, 2023), que je suis en train de lire passionnément, "réflexion" est le terme choisi par la traductrice, Magali de Ruyter, plutôt que "reflet", plus courant, je me rappelle que la réflexion est un retour, un mouvement en arrière, une courbure, d'après mon dictionnaire, je pense à l'écriture, lointaine origine, toujours présente, dont notre forme de pensée est la réverbération, une pensée de la mémoire, grâce à la trace écrite qui la fait persister, une pensée qui a la possibilité de s'exercer sur elle-même, sur ses tentatives, ses états antérieurs, en dépit du flux de disparition généralisée qu'est une vie humaine, de son mouvement de précipitation, de cascade, je ne comprends pas ce qui se passe, un monsieur est penché sur moi, dans ce wagon de métro où je n'ai plus du tout conscience d'être, je vois de près son visage ridé, mon corps a le réflexe de se lever pour lui céder la place, mais il y a partout des places libres, à cette heure, ça n'est pas ça, je sors de ma poche ce que j'y trouve, un kleenex, non pas pour l'homme, mais qu'est-ce qu'il veut ? pour marquer ma page, où se trouve une photo de cascade, et l'écouter, ce qu'il n'y a pas partout, dans ce métro, c'est une oreille attentive, Je m'appelle Johnny, il me parle dans un murmure, Johnny est à la rue, je regarde ses chaussures, comme neuves, cuir noir, forme fine, semelle mince, bout carré, pas du tout ce qu'on trouve dans le commerce, même bas de gamme, ces temps-ci, elles viennent d'Emmaüs, je fouille dans mon porte-monnaie, je me demande ce qui me passionne à ce point, dans cette lecture, l'image de la cascade est entourée de deux photos qui la rappellent sous d'autres formes, je commence à entrevoir ce qui m'a fait penser à l'écriture, au-dessus, les pagnes en fibres des danseurs, qui vont devenir oiseaux au moment où leur ondulation entrera en harmonie avec le mouvement de l'eau, au-dessous, un oiseau dont la splendide huppe blanche évoque la chute d'eau, les oiseaux sont des réflexions, pour les Bosavi, parmi les absences présentes, au début de son séjour, Steven Feld ne parvient pas à capter la source de leurs chants qu'il est venu enregistrer, la direction systématiquement fausse dans laquelle il pointe son micro fait hurler de rire les enfants, ce qui me fascine, c'est que la réalité complexe des Bosavi est structurée comme un récit littéraire dont le propos ne serait pas exactement de raconter mais de faire entrer en résonance plusieurs plans de représentations pour composer un monde, c'est ce que je comprends de ce livre, La Recherche comme composition, le monde des Bosavi est un ensemble de résonances entre le plan des oiseaux, du haut de la canopée, dans les courants aériens, celui des humains, au sol, et celui de l'esprit, des flux, des cours d'eau, des tracés aériens des oiseaux, de l'oiseau-esprit qui surgit dans l'ondulation du corps qui danse, dans le chant, vocalisé et improvisé en résonance avec les sons de ces trois plans qui forment l'espace, je sors du métro sur un quai vide, à l'exception d'un homme, qui quitte la rame en même temps que moi, non pas pressé, très pressé, je le vois se dépêcher, se dépêcher, s'efforcer de courir, comme il peut, avec une jambe raide, mais il ne court pas vers la sortie, il se précipite vers les marches qui descendent dans le tunnel, qu'est-ce qu'il fabrique ? le métro est encore à quai, le conducteur doit regarder ça sur ses écrans, il va devoir arrêter le trafic ! Mais non, le bonhomme s'immobilise tout au bord du bout du quai, face au tunnel, écarte les jambes, et fait un long pipi.

Au moment de reporter mes notes, je retrouve dans les toutes premières pages de ce calepin, terriblement jaunies, les papiers collés de deux brèves de presse, sans date : Un détenu de la prison Saint-Paul-Saint-Jospeh de Lyon, qui a expliqué avoir été "appelé par un oiseau", est monté samedi sur le toit de la prison, où il est resté une quinzaine de minutes, dit l'une, et l'autre est devenue illisible, une trace d'encre sur le papier, quelques mots persistent, où il est question d'Ispahan et d'une invasion de flamants roses dans les réservoirs d'eau des usines.