paysages traînés par Alexis Audren
Je fixe dans le train les fils électriques qui vrillent et s’entrecroisent, dansent quand les poteaux les récupèrent dans la vitesse, repoussant loin derrière, dans leur friction, le ciel immobile, les étendues infinies d’herbe jaune - comme un diorama, avec mise en scène de ballets de tracteurs apparus monstres antédiluviens dans le regard sommé de ne rendre net que le premier plan du paysage.
A l’inverse, le paysage rejeté derrière le train me rentre dans la bouche, et j’avance à une vitesse effrayante dans la pensée : les pages se tournent en un clin d’œil et la mémoire a une trajectoire rectiligne, parsemée de mottes de foins, comme des caillots d’images nettes. Je pourrais tout attendre ici, tant j’ai la certitude que le monde bouge sans moi, et sans que je fasse l’effort de mettre en mouvement son indifférence, son absence de cruauté.
Les lignes du train me viennent comme des barres au visage, cette valse langoureuse des cercles qui soutiennent le tout dans un aplat-vert jaune, en contrepoint d’une plate bande de fil de fer barbelé entrevue, d’un village comme un îlot, sans route pour y accéder, ou d’un enclos de champ qui ne montre que la disparition des haies, des bocages - un monde perdu sur le bord du progrès, inhumain, quand de vieux rails au loin convoquent les conquêtes révolues des grands espaces.
Il y a cette impression vivace que le monde entier pourrait défiler à l’infini, jusqu’à une chambre froide où la fenêtre resterait à jamais béante.
La tâche serait alors, tranquillement, de tenter de décrire le monde comme tout ce qui arrive dans le regard que nous n’avons pas le temps d’aller chercher, qui nous roule sur les yeux, avale les distances de nos points de vue : le noir du tunnel comme un battement de cil interminable, resté collé au sommeil, les ensembles de lotissements mal fagotés, les montagnes de gravats sur les bas côtés, les châteaux d’eau, les petites propriétés de fermiers, entre deux zones industrielles où des meurtres de masses se tapissent dans un invisible insoutenable, et les zones les plus lointaines, curieusement immobiles, semblant s’évanouir bientôt, comme crées seulement pour mes yeux dans un paysage qui doit s’oublier pour se donner à ma perspective.