L'écriture de Guy Viarre, langue errée. par Bérénice Biéli
La langue de Guy Viarre est une langue errante (« errée ») qui, loin de partir en quête de mots, travaille à les soumettre au scalpel imprévisible d’une pensée.
La pensée n’est ni claire ni confuse, elle se situe ailleurs et prend la forme d’aphorismes, très peu par page : quelques vers. Le reste de la page reste blanc. Ce dispositif fragmentaire donne l’impression réelle d’un poème éclaté sur des dizaines de pages. L’éclatement se montre, sans majuscule pour signifier le commencement, sans point pour signifier la fin, comme si le poème n’avait pas commencé à naître ou qu’il se défaisait lui-même de l’intérieur et n’offrait que des restes obscurs, brouillés.
Mais l’aphorisme est avant tout image avant de vouloir signifier quoi que ce soit ; il est a-propositionnel, il n’indique pas, il agit comme une hache tendue pour montrer simplement l’éclatement. Ainsi la syntaxe se veut-elle désarticulée : « fermer je veux voir l’œil mots » ; on ne sait plus très bien quelle fonction a le mot, défait de sa nature. La logique syntaxique (qui donne sens à la langue) est mise en péril par une tension, extrême. Cette tension exprime la possibilité de l’échec du langage : « le plus nominatif possible / la bouche rouge dentée entourée mangée comme ».
Cela n’empêche pas la précision de l’image, directe, incisive : « on hèle on prie on lance la prière sur la nuit sur la substance // syntaxe un droit de l’antilèvre » ; cette même image s’épaissit par l’étrange néologisme « antilèvre » et fait de la syntaxe le lieu même d’une maladie du dire, de la fission du langage ou plutôt de la fission présente dans celui qui veut dire, là où naît l’effort de parole.
Guy Viarre éprouve une obsession pour certains mots – petits fétiches auxquels semble se raccrocher le poète pour dire le démantèlement de la langue et donc du poème –. Ces mots sont issus de registres divers et a priori sans lien les uns avec les autres (« intransitifs »). Frappent la surface de l’œil des mots désignant des parties du corps ou en lien avec l’organique (bouche, œil, doigts, poil, voir, corps, os, sang, tête, lèvre…), des mots désignant les mondes animal et végétal (arbre, animaux, aboiements, peau, bêtes, museau…) ainsi que les éléments (neige, air, terre…).
Cela contraste avec un vocabulaire métaphysique ou abstrait qui donne aux aphorismes un caractère de sentence (de sentence à la fois incarnée et calcinée) : « de dire où descendre le corps j’existe », « et le lisible dans le broyeur directionnel il trouve la joie de chercher au fond de son commencement ».
Au final, tous les fragments de Guy Viarre (poète qui s’est fragmenté lui-même dans le langage, jusqu’au suicide) semblent aspirés par un même centre, très lointain et obscur, car il y a une force de gravitation qui lie les aphorismes entre eux, de manière invisible, et qui fait écrire : « je suis celui qui parle intense ».