Rencontre avec Lucian Freud de Matthieu Gosztola par Bérénice Biéli

Les Parutions

16 sept.
2013

Rencontre avec Lucian Freud de Matthieu Gosztola par Bérénice Biéli

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Rencontre avec Lucian Freud est un long poème dont les vers ciselés croisent des dessins à l’encre qui font penser à des éclats de lignes et de tâches.

L’auteur emprunte à l’ontologie son vocabulaire en le défaisant de son aspect conceptuel ; ainsi, on retrouve dans ce livre de nombreuses occurrences de l’être, du verbe être, et des êtres.

Étrange emprunt au discours philosophique qui a pris en charge l’étude de l’être (depuis Aristote jusqu’à Heidegger), emprunt retirant à l’être (du grec einai) son statut d’objet de la pensée pour en épouser – paradoxalement – le mouvement.

En effet, il ne s’agit pas ici de déterminer le ou les sens possibles des êtres invoqués dans le recueil puisque ceux-ci semblent se dérober à toute définition. L’être n’a pas vraiment valeur de copule reliant un prédicat à son sujet (comme dans la proposition « le chien est noir »). L’être ici évoqué – évoqué seulement car difficilement nommé – se multiplie même en de nombreux avatars obscurs et lumineux que sont « les êtres » :

 

« couleur très diverse

d’où qu’ils puissent regarder la vie

êtres proches de se voir

ainsi réveillés par le mouvement

du pinceau

ébouillanté

de couleur très individualisée

êtres réveillés pour nous réveiller

avec une force percussive de la couleur »

 

Ces êtres-là, comme dérivés de l’« être aux aguets », semblent à la fois contenus dans la matière même de la peinture (ces êtres passifs et nus peints par Lucian Freud) et soumis au hasard des rencontres dans l’existence mondaine, hasard qu’évoque rapidement Gosztola ailleurs dans le livre ; ce sont les mêmes êtres qui nous réveillent, qui font sortir le voyant de sa torpeur, comme l’indique l’extrait cité ci-dessus.

C’est que l’être ici ne vient pas qualifier telle ou telle chose (sens qu’Aristote donne à l’être dans sa Métaphysique, Z, 1) ; les êtres ne sont pas non plus des étants en un sens heideggerien (l’étant désignant tout ce dont nous parlons, ce par quoi nous agissons, etc.) ; ils ont avant tout une puissance d’impact et une passivité produisant un effet.

Impossible alors de saisir ces êtres autrement qu’en sortant du champ théorique de la conceptualisation, même s’il y a dans Rencontre avec Lucian Freud un étrange effet de miroir entre l’espace poétique et philosophique.

Les êtres sont « jaillis de la toile », ils bougent ; il y a une grande attention portée à leurs mouvements, et à la lumière dans laquelle ils se déplacent jusqu’à cette identification  suprême : « tout de l’être / je veux dire tous les êtres ».

La multiplicité des êtres invoqués (dans la très longue énumération qui clôt le livre) renvoyant sans doute à la multitude des vivants, des humains et des animaux, jamais vraiment saisis sinon dans la distance contenue dans toute rencontre.

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