Pas le temps ...(lettre ouverte) par Didier Cahen

Les Incitations

05 déc.
2016

Pas le temps ...(lettre ouverte) par Didier Cahen

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(pour Antoine Emaz autour de Limite, Tarabuste, 2016 )

 

Cher Antoine,

Limite , ce livre, ce titre, tendus comme un miroir à notre « incondition ». J’aime ce mouvement quasi imperceptible qui déplace le livre vers son avenir, vers notre avenir, celui qu’il trace depuis toujours et pour toujours. Infime traversée du temps. Temps resserré sur la courte durée - tout juste quelques mois… pour ce « je » » altéré qui, à l’extrême limite, parvient à parler sans parler. Mais comment ne pas repérer d’abord le centre de gravité qui donne son sens au livre : non pas nommer le mal qui est au cœur des pages, seulement gagner du temps, qui sait, apprendre à vivre avec…

Comme d’habitude, j’aime retrouver cette façon unique, ta façon singulière de mobiliser, avec une énergie farouche qui touche à trois fois rien, une moindre langue, une langue retirée à la langue, débarrassée de ses scories et de ses habitudes. Tu nous le montres depuis la nuit des temps, le langage parle mieux quand il parle (du) peu. Mais ici plus que jamais cette « forme » est parfaitement secondaire ; certes elle habite la douleur muette qui hante les pages, douleur physique, douleur métaphysique, si on peut oser un mot un peu grandiloquent et donc à contre-emploi ; mais elle retient d’abord une rumeur incessante, bouleversante qui nous traverse et nous emporte vers ce lieu insondable où nous nous retrouvons. Où nous sommes quittes de toute parole, de tout silence, où nous sommes simplement redevables de « ce qui » nous anime, nous laisse à portée de nous-mêmes, avec ces vivres qu’on ne sait pas nommer (le faudrait-il ? seule chose qui émerge ou émarge à coup sûr, le mal , faut-il le dire … et le corps, dans sa souffrance, puisqu’il en est l’improbable pellicule), ces vivres grignotés qui nous permettent de continuer un chemin empreinté. Et c’est pour cela que ton livre est, au-delà de ses constats intimes, un livre ouvert, un livre du fol espoir qui se projette avec toutes les raisons du monde vers l’épuisement de ses limites, un livre rempli d’une énergie déliée qui accompagne tout simplement la vie qui passe. Voilà qui se confirme : pas de chemin de croix, nulle plainte dans l’expression de la souffrance, mais ces constats qui disent la vérité fatalement habitée de la blessure et de la maladie : « on a encore du temps, même court ».

Mais au-delà de cette réalité « bien sentie », j’admire la façon toute artisanale dont tu ressources tout un vocabulaire ; mots un peu décalés : « carcasse, réglisse, …méduse » ; tel verbe venu d’ailleurs, proprement « transfusé », « fondu dans la masse de la nuit» (la nasse ?) ; trouvailles qui n’en sont pas, d’où la force équivoque, plurivoque de cette « langue primaire » (sic) : comment doit-on interpréter « cette douleur qui réveille la nuit » ! et cet automne qui se perd entre les feuilles-qui-tombent et la quittance du temps (« leaves » ? puisque tu te risques à l’anglais !); ou encore la multiplication des chevaux de bataille : carne rosse haridelle canasson, etc. etc. Oui, sous la main, ces mots irréguliers qui forgent un non-destin et qui animent (…de l’âme) la « faible musique de rien ». Implacables constats. Et le quotidien sèchement apprivoisé. J’aurais du tout axer sur la place essentielle de l’évier - laver, rincer, évacuer…, et en même temps , me diras-tu, pas la peine de chercher trop loin ; l’évier est un évier, ce n’est déjà pas si mal !

Alors inévitablement, cette litanie des marges raccroche un autre temps ; un temps un peu hors de sa course, rendu à cette vie resserrée, temps court, hâté mais non précipité, temps d’une respiration ô combien désirée. Un temps pointé - oui c’est le verbe qui dit le mieux ta façon de t’exprimer : pointer… - un temps taillé à sa faible mesure, comme un crayon de papier, puisqu’il faut bien apprendre à composer avec… Et pas bien loin, cet horizon terrible du bleu, cette non-couleur du ciel, qui désigne moins le vide que sa fragile trouée. Le bleu, le peu… Belle attirance, qui sait ? La langue ne ment jamais !

Et puis j’aime cette magnifique dernière levée, comme la fin du suspense qui vient nous confirmer que la vie continue : un détour, un rebond, la fatigue qui laisse un peu en paix même si le soulagement reste bien relatif et le dernier mot enfin, qui traduit la ténacité du poète pour exprimer les sentiments mêlés de l’homme qui ne cherche rien mais sait sans le vouloir repousser ses limites. En toute simplicité…