La défaveur de Patrick Kéchichian (2) par Didier Cahen

Les Parutions

15 juin
2017

La défaveur de Patrick Kéchichian (2) par Didier Cahen

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Avec La défaveur, Patrick Kéchichian signe son neuvième livre. Essais, carnets, pamphlets, l’œuvre de Kéchichian oscille entre les pôles du catholicisme et de la littérature. La défaveur est un récit qui permet de renouer les fils d’une histoire qu’on devinait en filigrane mais qui semblait devoir ne jamais être dite ou racontée comme telle. On retrouvera dans les notes qui ponctuent le récit, cette nécessité absolue, quasi charnelle de continuer le dialogue avec les « partenaires invisibles » qui nourrissent sa réflexion et peuplent son imaginaire : Paulhan, Kierkegaard et Péguy, plus près de nous, Jean-louis Chrétien ou Marcel Cohen.

La 4e de couverture nous donne toutes les clés nécessaires pour suivre la trame d’un texte qui fonde la quête de soi dans la recherche de l’Autre : « c’est l’histoire intérieure d’un enfant, puis d’un jeune homme, de sa formation ou plus précisément de son édification. (…) Fils d’immigrés, l’enfant en question a vingt ans au début des années 1970 et vit à Paris, au Quartier Latin. Là, il observe avec mélancolie, (…) tente de s’éduquer dans la langue et la culture de son pays d’adoption. L’action de la grâce vient donner à l’usage ce cette langue et à la parole qui en procède une importance et une centralité décisives. Il se convertit alors au catholicisme et entre dans la demeure que constitue désormais l’Eglise. Dieu, le langage, la parole et la littérature, la critique enfin, traceront, pour lui, des voies d’accès au monde et à son prochain ».

L’histoire est racontée par un narrateur qui décrit et commente la façon dont la vie a pu se frayer un chemin malgré le sentiment de l’auteur d’être toujours en trop, de n’avoir pas de place, de n’avoir pas lieu d’être. Bref, on le conçoit, le récit va droit à l'essentiel : tirer les fils d'une construction tout intérieure, livrer un éclairage sans concession sur cette persona non grata qui hante les pages du livre et empoisonne littéralement la vie de son auteur. Et s’il il y a quelques rares concessions au je, c’est bien un il qui tient la plume et trouve la distance nécessaire pour parler de soi comme s’il était un autre, parce qu’il est un autre, convoqué par la foi, appelé par la littérature. D’où peut-être aussi le sentiment d’ouverture, cette certitude que le singulier parle aussi bien pour l’universel et qu’il ne s’agit pas d’une apologie du renoncement ou de la faiblesse et moins encore d’une dérisoire auto-(dé)célébration ! On se laisse porter par le rythme d’un texte qui affiche au début une certaine lenteur et engrange ensuite des accélérations remarquables, comme s’il s’agissait de mieux marquer l’à-vif d’un esprit qui s’affirme au-delà de toutes ses réticences, en accédant à la lecture de son chemin de croix. L’explication peut alors commencer ! Et avec elle, un chapitre à tous points de vue hors-normes… Que dire, en vérité, du monologue d’une mère défavorable à sa condition même, qui occupe la place vide, surcharge de tout son poids les manques qui viennent combler l’être du narrateur ; quinze pages d’une déploration sans limite pour réinscrire la défaveur dans la bouche de celle qui lui a donné le jour … : « Je suis ta mère… » … et je ne te le fais pas dire ! Et puisqu’il faut croire le narrateur - la croyance, le credo, le crédible, la créance même constituent certainement l’enjeu ou le ressort théo-téléologique le plus insistant du récit -, ce flux de paroles qui a bel et bien été « réellement prononcé par la mère » s’adresse au vrai sujet du livre … L’apostrophe, le sermon de la mère, « mère par essence, mère ontologique » coupe court à toutes les interprétations. Elle parle ! il faut l’entendre… La sentence prononcée dit tout, absolument tout et c'est cet « absolu », cet impossible « absous » - être et ne pas être, n’être ! - qui consonne à chaque page. C'est lui qui, paradoxalement, permet au lecteur proche/éloigné que nous sommes de trouver une place inattendue, fatale et singulière dans le récit d’un autre ! Le texte tient aussi par cette délibération de chaque instant d'aller au bout de « l’aveu ». Au-delà d’une histoire improbable, La défaveur raconte les mille et une façons dont la lettre vient imparablement rencontrer ou/et révéler l’esprit* ; récit d’une défloraison intérieure, c’est d’abord un traité de première main sur la nécessité de la littérature.

 

* Il faudrait, par exemple, s’arrêter sur la façon dont la mère parle en son nom, assène au narrateur ses quatre vérités, noue et dénoue son discours litanique à la première personne avec les mots, le style et la langue de l’auteur … ventriloque. Autre façon pour ladite mère de porter, d’emporter, de supporter son fils…

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