Lettre ouverte à Anne Malaprade par Didier Cahen
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Ma chère Anne
Comment te dire ? Je lis et relis ton livre qui a quelque chose de fascinant et d’effrayant, tant tu vas loin, prends tous les risques et pousses jusqu’aux extrêmes ta grande entreprise autobiothanatoerotico-sismographique… Pardon ! J’imagine que c’est cela, cette greffe parfaitement réussie entre mille tentations/tentatives – « sa forme flottante erre entre les inconscients » - qui justifie un titre qui ne me parle guère : Opération du Saint-Esprit. A tout le moins, je condense ou concentre ainsi pour mieux la retenir cette grande et belle entreprise que tu décris magnifiquement : « Écrire, c'est voler un peu. Pourtant l'essentiel ne se vole pas et se dévoile encore moins. La langue vole d'un livre à l'autre, d'un imaginaire vers l'autre. Le corps, lui, est cette archive qui brûle le pain volé. Il se saisit de ce qui ne lui revient finalement jamais. Il prend et abandonne. Il se déplace dans la vie, dans la ville, dans son existence. Il déplace, aussi, par ses fautes et ses crimes, les vies des autres, l'ordre, ce qui est permis et ce qui interdit. » Va pour le corps et le vol qui en ordonne ou désordonne les mouvements essentiels ! On y retrouve ainsi un peu de toi telle qu’on te connait, telle qu’on te devine, telle que tu te cherches et telle que tu te trouves. Le vol est un formidable vecteur d’énergies plurielles et tu te réappropries assez fort son ambivalence pour qu’il n’y ait ni vol ou … que du vol !! EMILY est un double déchaîné, par effraction au cœur du livre tout en restant en marge de la vie, parfaite dans tous ses rôles et ses absences même si c’est elle qui tient la corde et donne la ligne directrice : « elle se bâtit sur le son sur la lumière sur les images sur le parfum sur les lignes de ses doigts de couleur elle choisit parfois le féminin souvent le noir dans lequel toutes les expériences travaillent EMILY ». Le tout enivré par la langue ! De fait, la langue nourrit en permanence le livre ; elle touche à tout, cette langue dont « l’ombre mutile la mort », elle fouille tous les petits secrets et d’autres encore, qui sait ?, avec un peu plus d’un tour dans son sac à malice : « on imagine des voyelles à plusieurs inconnus » ; elle est, cette langue, fabuleusement vivante, nerveuse, vibrionnante, accrocheuse (sans être racoleuse, bien sûr...) Parfois, on respire, même si l’air reste difficile à trouver à de telles altitudes, parfois on étouffe avec ces blocs de texte qui sont alors des pierres sur un chemin inaccessible mais terriblement porteur. Oui, quel tableau mobile, toujours aussi savant, avec toutes ses références cachées ou non, toujours aussi attrayant avec ses trouvailles uniques, souvent déstabilisant aussi tant la violence y est affirmée, revendiquée, réinventée comme jamais ! Je me rappelle ce vers de Claude Royet-Journoud que je cite de mémoire : « toutes les évidences lui sont mystères ». Dans ton livre c’est exactement l’inverse (sans non plus rayer la proposition de CRJ) : tous les mystères sont frappés d’évidence. Et puis quelle imagination féroce, acharnée, décantée dans des formulations parfaitement musicales, toujours bordées par le réel, mais un réel hautement sensualisé ; et puis tu maîtrises comme personne une science du « décalage » qui fait que toutes tes propositions, même les plus improbables, tombent sous le sens et réaniment la langue. On te suit, sans être sûr de rien (quoique…), sans comprendre (je m’en veux…) mais en touchant mille réalités du doigt ; tu nous emmènes, ou plutôt nous embarques exactement où tu veux. C’est passionnant, c’est excitant, c’est terriblement instructif aussi puisqu’on apprend plein de choses, comme dans un livre ouvert à tous les vents. Bravo, ma chère Anne pour cette anthologie toute personnelle de tes rêves, de tes passions, de tes opérations (oui la langue, ta langue opère… à cœur ouvert, n’en déplaise à EMILY qui aime chercher la petite bête !). Bien sûr, quand on va aussi loin, il n’y a plus que deux sortes de lecteurs : ceux qui te suivent, absolument, (j’en fais partie, tu le sais), ceux qui t’abandonneront en route pour reprendre un chemin plus sage, plus facile, mieux balisé. Tant pis pour eux puisqu’ils manqueront ainsi, vers la fin du livre, ces mille signes d’une (fausse) sagesse reconquise de haute lutte ! Ce seul exemple pour te quitter très provisoirement en mettant tout ou presque dans la balance - le pain comme le temps retrouvé : « Avec un livre pouvoir s’acheter un pain. Avec un livre on peut voler du pain. On cache le pain dans le livre. On arrache le livre on dévore le pain (…) Je donne un livre je prends un pain. Je trouve du pain j’offre un livre.» Ton livre.