Philosophe et poète par Jean-Claude Pinson

Les Incitations

28 déc.
2011

Philosophe et poète par Jean-Claude Pinson

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« Philosophe et poète » : telle est, nolens volens, l’étiquette qui me colle à la peau (que du moins souvent l’on m’accole).
Si j’ai du mal à l’assumer, c’est qu’il s’agit là de deux « gros » mots ; de deux substantifs où l’emphase et la posture avantageuse menacent. Néanmoins, il est vrai que j’ai enseigné longtemps la philosophie et que les livres que j’écris se partagent entre philosophie et poésie (quand ils ne mêlent pas les deux). Surtout, il y a la conjonction, que j’assume, elle, pleinement : c’est bien sous l’angle de la philosophie que j’envisage en effet la poésie.
Car il y a différentes façons de l’aborder et d’en user. Depuis la littérature (les études littéraires, la philologie) ; depuis le monde de l’art (c’est l’approche aujourd’hui de bien des poètes « performeurs ») ; ou encore, donc, depuis la philosophie.
Même si je ne suis pas insensible aux deux autres, c’est cette dernière approche que j’ai toujours privilégiée. Ce penchant pour ce qu’il m’est arrivé d’appeler la « poésophie », il m’advient d’abord au Lycée, quand je découvre conjointement, en classe de terminale, la philosophie allemande (Hegel, Heidegger) et la poésie de Hölderlin (mais aussi Char et Ponge). Sur le tard, au terme d’études que j’achève par une thèse sur Hegel, je deviens philosophe professionnel (j’enseignerai du moins la philosophie, en Lycée puis à l’Université).

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Plus que ses questions théoriques, ce qui m’aura d’emblée retenu dans la philosophie, c’est sa dimension « pratique », son questionnement éthique et politique, sa capacité à produire une critique des formes de vie dominantes et de l’aliénation dont elles sont synonymes. Dans cette perspective, comme beaucoup d’autres dans ma génération, je mêle confusément le « changer la vie » de Rimbaud et le mot d’ordre de Marx appelant la philosophie à se faire transformation du monde plutôt que paisible spéculation.
Près de quinze années de militantisme forcené m’éloigneront ensuite de la philosophie et de la littérature. Mais de cet engagement « à la base » (comme on disait alors) résultera aussi un souci pédagogique de lisibilité et de « pensée massive » (l’expression est de Brecht). Il ne sera pas sans incidence (bonne ou mauvaise, ce n’est pas à moi d’en juger) sur les premiers livres de poésie que j’écrirai.

Dans le travail de réflexion critique sur la poésie contemporaine que j’entreprends à partir des années 90, je suis conduit à mettre en avant deux mots dont je fais les signifiants maîtres de ce que je cherche à penser la concernant. Le verbe « habiter » d’une part et le néologisme (emprunté, notamment, à Perros) de « poéthique », d’autre part.
Tirée d’un poème de Hölderlin, l’expression « Habiter en poète » est une façon de rappeler que la question de la poésie excède de beaucoup le seul espace du texte. Elle souligne qu’avec elle c’est d’une certaine façon d’être-au-monde qu’il s’agit ; que c’est un choix existentiel qui est en cause ; que la poésie porte avec elle l’ambition d’une vita nova. Mais, reprenant à mon compte la formule, j’essaie de lui ôter tout piédestal – d’en soustraire la compréhension à cette maladie que Queneau nommait l’« ontalgie ». Dans un premier livre (J’habite ici, éd. Champ Vallon), paru il y a plus de vingt ans, je m’attacherai ainsi à explorer les dimensions les plus sensibles et les plus contingentes d’une habitation ordinaire du monde qui ne fait pas d’emblée du poète ce « berger de l’Être » dont parle Heidegger.

Le mot de « poéthique » me permet lui aussi de mettre l’accent sur ce qui noue le livre et la vie. Il s’agit d’abord de proposer une lecture des œuvres qui ne se préoccupe pas seulement de leurs formes textuelles (c’est l’affaire habituelle de la poétique), mais qui interroge aussi les formes de vie dont ces œuvres dessinent la possibilité en aval d’elles-mêmes. La lecture de Deleuze, celle aussi du Barthes des Cours du Collège de France, me conforteront ultérieurement dans cette approche.
L’enjeu n’est toutefois pas seulement méthodologique. L’affaire est avant tout anthropologique et existentielle et l’ambition de penser et d’expérimenter, aussi incertaine qu’elle soit, l’éventuelle vertu « pratique » de la poésie : à quoi peut-elle encore être bonne, au-delà du plaisir esthétique que le poème peut procurer ? Quelle est sa façon singulière, spécifique, de suggérer des formes de vie expérimentables hic et nunc et capables de donner une autre qualité (une autre intensité, une autre vitesse) à l’existence ?

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Une semblable approche philosophique de la poésie, il m’est cependant vite apparu nécessaire de l’infléchir. Car s’il est souhaitable, avec la philosophie, de réintroduire la poésie dans le mouvement vivant de l’existence, il n’est pas moins nécessaire, contre elle (la philosophie), d’arracher la poésie au règne du concept, règne où risquent sans cesse de se trouver forclos, exclus, à la fois la contingence du sensible et la matière de la langue.
Travaillant sur Hegel, j’ai été amené à mieux percevoir en quoi son système se construisait au prix d’un renvoi au néant du « ceci » de la certitude sensible, d’une non prise en compte de l’être-au-monde en sa dimension la plus aléatoire et contingente. La lecture des essais où Bonnefoy réhabilite, contre le concept, la finitude de l’être parlant, puis celle de Leopardi m’ont alors conforté dans cette ambition de vouloir, au moyen notamment de la poésie, retrouver quelque chose de la présence vivante de l’existence à la chair même du monde. M’y incitait aussi grandement, sur un plan plus personnel, le retour au monde des sensations et des affects dont fut synonyme la fin de l’enfermement militant.

Attachée qu’elle est à « l’or du signifié », à l’analyse de ses emboîtements et enchaînements, la philosophie est aussi encline, presque constitutivement, à se détourner de la chair des mots. Elle use des mots, note Sartre, comme de simples signes, là où le poète en pétrit la « pâte » comme s’ils étaient des choses. Ou encore, comme le souligne la réplique fameuse de Mallarmé à Degas, la poésie ne se fait pas avec des idées ; elle se fait avec des mots.
Vivre pleinement la réalité sensible, matérielle, du langage implique dès lors, à rebours de Platon brûlant ses poèmes pour suivre Socrate, une certaine forme de déconversion philosophique, de mise à distance de ses habitus les mieux établis. Elle advint pour moi de trois façons.
La lecture des livres de Dominique Fourcade me révéla d’abord l’importance de la lumière de la page et le potentiel poétique de ces photons qu’y sont les lettres et les syllabes. Le fait d’assister à plusieurs reprises à des lectures-performances de Christian Prigent me fit également mieux saisir l’importance de ce que Lacan appelle la « motériolité » du langage. Enfin, le retour à la langue russe, que j’avais un peu apprise dans ma jeunesse, m’obligeait à considérer plus intimement l’étrangeté musicale de l’être parlant lui-même, m’alertait sur l’immensité de ce continent de langage qui nous parle à notre insu, y compris dans cette langue dite maternelle que nous habitons habituellement .

« Philosophe et poète » : au fond, je n’ai jamais voulu choisir. Ne voulant renoncer ni à la clarté du concept ni à la musique des mots, ni au est de l’ontologie ni au il y a de la poésie, j’ai pris le parti d’habiter l’entre-deux, l’entresol où se trame, entre terre et nuées, la grande affaire que demeure à mes yeux la recherche d’une habitation poétique du monde.