Marielle Macé, Une pluie d’oiseaux par Jean-Claude Pinson

Les Parutions

03 juil.
2022

Marielle Macé, Une pluie d’oiseaux par Jean-Claude Pinson

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Marielle Macé, Une pluie d’oiseaux

PRÉCAIRE PASTORALE

 

 

 

 

 

             « Une nouvelle pastorale s’impose, la pastorale précaire de ce monde abîmé, une pastorale douteuse, vengeresse, férale, celle du monde dans lequel il nous revient pourtant de vivre […] une pastorale tout de même, déchantant, méchantant … mais chantant encore, puisque une énorme charge poétique demeure dans l’oiseau, et se met pour ainsi dire à disposition ».

            Divers sans doute sont les critères qui permettent d’affirmer qu’un livre est un livre majeur. Mais, s’il est des livres qui valent avant tout d’être intempestifs, la capacité qu’a un ouvrage à se saisir des enjeux de l’époque qui est sienne est tout sauf négligeable.
            Indéniablement, ce dernier essai de Marielle Macé touche à l’essentiel de ce qui fait le tragique du dark times qui est le nôtre, confronté qu’il est à l’urgence écologique. Et il le fait d’une manière parfaitement originale en nouant (un mot cher à l’auteure) la question « oiseaux » et la question « poésie ».
            La question « oiseaux », parce qu’il y va, dans l’intensité de leur apparition, dans l’évidence de la beauté de leur chant comme de leur vol, de notre présence sensible et esthétique au monde, quelque abîmée qu’elle puisse être aujourd’hui quand tant d’espèces volatiles sont en voie de disparition accélérée.
            La question « poésie », parce que cette présence au monde qui est, constitutivement, être au monde langagier, se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Ou bien reprendre la « conversation » avec les oiseaux, ces « enseigneurs de chant » (ce qui revient, dans l’ordre strict de la poésie, reprendre à nouveaux frais la question lyrique) et, dans leur voisinage retrouvé (ce qui n’est déjà pas mince affaire) prendre soin de la parole de telle sorte que puisse n’être pas simple lubie l’aspiration à une habitation du monde sinon « réenchantée » (l’on hésite aujourd’hui à employer ce mot) du moins à nouveau sensiblement « reliée » à ce tissu vivant d’une phusis dont nous sommes partie prenante. Ou bien s’abandonner à cet « état pourri de la parole » qui va de pair avec un arraisonnement toujours plus dévastateur de Gaïa, arraisonnement conduit sous les auspices d’un logos dont l’idéologie transhumaniste est l’un des plus inquiétants horizons.
            « Nouage » enfin parce que la poésie, pour une large part, s’est constituée dans un rapport intime aux oiseaux, longtemps célébrant ses noces avec eux, des troubadours aux poètes les plus contemporains (Valérie Rouzeau, Fabienne Raphoz, Aurélie Foglia, Pierre Vinclair, Dominique Meens ou Jacques Demarcq, ce dernier longuement commenté par Marielle Macé).
            S’il contient maintes précieuses analyses proprement littéraires (par exemple sur la poétique de Ludovic Janvier et la place qu’il accorde au « e » muet) ou linguistiques (par exemple sur la double articulation du langage ou sur la prédication relationnelle inhérente aux prépositions), l’essai de Marielle Macé a le grand mérite de saisir la question dans toute son amplitude anthropologique et historique, évoquant par exemple le rôle et le sens de l’ornithomancie dans l’Antiquité, la place des oiseaux dans le devenir-garçon (naguère « être garçon, c’était être un “dénicheur“ – un « déniquoiseau »), ou encore la culture colombophile de ces « coulonneux » qu’étaient les mineurs du Nord (« avec les pigeons l’œil s’abreuve du ciel, la main se caresse elle-même sur le plumage, la vie se respire et se soigne avec, dans, par un autre corps »).
               Très riche, l’ouvrage impressionne par l’étendue du corpus qu’il convoque et par l’érudition dont il témoigne – mais une érudition toujours joyeuse et qui, fortement pensante, jamais cependant ne pèse, car, savante, elle se double de ce que Pessoa appelait une « érudition de la sensibilité ». Et si les considérations d’ordre philosophique abondent dans l’essai, elles n’y sont jamais assénées comme des thèses, mais à la façon infuse souhaitée par Mallarmé pour le poème.
            Sont ainsi abordées quelques-unes des questions les plus essentielles aujourd’hui de la philosophie. Celle par exemple de l’appartenance (centrale, je le note en passant, dans la réflexion de cet héritier de Merleau-Ponty qu’est Renaud Barbaras). Plaidant pour une présence au monde qui puisse à nouveau nous « recosmiciser », nous rendre, à l’instar des birdwatchers, habitants pour de bon (et pour « de beau », aurait-on envie d’ajouter) du monde, Marielle Macé insiste sur  « l’évidence » des oiseaux, evidentia qui persiste comme force d’un paraître qui advient et « se déclare avec la gaîté et la splendeure», à rebours d’un âge de l’anthropocène synonyme d’un appauvrissement inquiétant de notre présence sensible au monde sensible.
            Ou encore, abordant la théorie des « signaux coûteux », l’auteure a la sagesse de ne pas choisir, délaissant le « tourniquet incessant de l’utilité et de la gratuité ». Elle préfère s’en remettre ici à la théorie de l’expression avancée par Merleau-Ponty (n’y a-t-il pas d’ailleurs un turdidé qui niche dans son patronyme ?). Et de citer cet extrait de son cours au Collège de France sur la Nature : « La forme de l’animal, disait le philosophe, n’est pas la manifestation d’une finalité, mais plutôt d’une valeur existentielle de manifestation, de présentation. » Et Merleau de conclure avec cette métaphore : « Ce déploiement de l’animal, c’est un pur sillage qui n’est rapporté à aucun bateau. »
            Il faudrait  sans doute encore s’attarder sur l’écriture revigorante de l’essai ici pratiquée par Marielle Macé. Une écriture, aurait-on envie de dire, qui par-delà la rigueur phénoménologique des analyses, vise quelque chose comme « un degré zozio de l’écriture essayistique » (l’auteure cite elle-même l’expression, avancée par Jacques Demarcq, de « degré zozio de l’écriture ») ; une écriture où l’art de la citation (de son insertion opportune) et celui du montage des fragments (du jeu de la continuité et de la discontinuité sur lequel il repose) permettent à la fois la plus grande précision et la plus grande souplesse, à l’instar de cette « aventure de la forme » que dessine  le vol des étourneaux.
            Enfin, on ne peut que souligner combien la question du poème, loin d’être cette affaire plus que marginale qu’elle est pour la doxa d’aujourd’hui, est au contraire centrale pour l’auteure : « La parole, écrit Marielle Macé, relève elle aussi de nos responsabilités écologiques. Elle peut constituer une forme d’attention, un soin de soi et du monde, une possibilité d’extension et de reliaisons, elle peut accompagner les métamorphoses et les luttes, mais seulement si l’on s’en donne vraiment la peine. Et c’est là précisément que s’impose pour moi, que se réimpose, le poème. »

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