Jean-Pierre Giraudoux (29 décembre 1919 - 9 juin 2000) par Matthieu Gosztola

Les Célébrations

Jean-Pierre Giraudoux (29 décembre 1919 - 9 juin 2000) par Matthieu Gosztola

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Il y a chez Jean-Pierre Giraudoux un souci de l’exigence, qui confine à l’absolu. Pour lui, à chaque instant, – c’est ce qui transparaît si fortement en le lisant, en le relisant –, cette exigence doit asseoir la justesse.

C’est-à-dire la simplicité.

 Cette simplicité racinienne qui chante sans qu’il nous soit possible, alors, de détourner notre vie de ce qui se prononce soudain en nous, pour nous.

Il n’est que d’écouter Phèdre ; il n’est que d’écouter Iphigénie.

Elle. Elle. Un(L’)aimé. Un(Le)père.

Et derrière elle, et derrière eux, la rumeur de Li Bai dans « La Ballade de Changgan », qui est cette corde usée par le silence, grâce à quoi il nous est permis de rejoindre cet état intermédiaire entre le sol peuplé de mousses et d’odeurs et le ciel peuplé de passages et de transparences, de couleurs – aimées passionnément par qui veut voir – aussi :

En ce huitième mois, les papillons / Volent par deux au-dessus de l’herbe du jardin de l’ouest. / Ce spectacle me laisse le cœur brisé

 

Mon mal (Phèdre Parle) vient de plus loin.                                               À peine au fils d’Égée

Sous les lois de l’hymen                                                                                   je m’étais engagée,

Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;

Athènes me montra mon superbe ennemi :

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;

Je sentis tout mon corps et transir et brûler :

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables !

Par des vœux assidus je crus les détourner :

Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;

De victimes moi-même à toute heure entourée,

Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :

D’un incurable amour remèdes impuissants !

En vain sur les autels ma main brûlait l’encens !

Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,

J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,

Même au pied des autels que je faisais fumer,

J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.

Je l’évitais partout. Ô comble de misère !

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

 

                                                                                                          Mon père (Iphigénie Parle),
Cessez de vous troubler,                                                                   vous n’êtes point trahi.
Quand vous commanderez, vous serez obéi.
Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre :
Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre.
D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis
Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente,
Et respectant le coup par vous-même ordonné,
Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné.
Si pourtant ce respect, si cette obéissance
Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense,
Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis,
J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis
Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie
Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,
Ni qu’en me l’arrachant, un sévère destin,
Si près de ma naissance, en eût marqué la fin.
Fille d’Agamemnon, c’est moi qui la première,
Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père

 

La – sublime – simplicité racinienne, simplicité précisément chantante, telle qu’en elle-même, et telle qu’elle est, et à jamais, pour nos vies, Jean-Pierre Giraudoux l’a adoptée et l’a chérie avec ferveur, au point qu’elle a fini par se tourner vers lui pour lui faire don

du vrai

nom

de

père.

Aussi n’est-ce point étonnant d’être à ce point doucement assailli par la musique, lisant Un théâtre.

 Faites – les anges, qui savent délicatement séparer entre eux les fils de la lumière, vous en prieraient – le chemin jusqu’à ce fort volume (rassemblant l’œuvre théâtrale écrite de 1947 à 1974) heureusement toujours disponible aux éditions Grasset, et vous aurez le goût, et l’audace d’entrer en une maison musicale.

Alors vous sera-t-il possible, loisible de trouver.

(Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, en une plage pour deux enfants fidèles, en une maison musicale pour notre claire sympathie, je vous trouverai.)

 Qui trouver ?

(Car il est toujours un qui : les quoi sont des poussières qui n’ont jamais touché les fleurs.)

 

Accolé au grand corps souple et précieusement articulé de la musique, lisant, relisant Jean-Pierre Giraudoux, l’on peut à tout moment s’attendre à la rencontre – dictée par Hölderlin – d’un Génie rapide : un instant encore et l’on sera emporté au-delà de notre attente, si loin que jamais on n’eût rêvé même d’y parvenir...

 

Et alors se produit Quelque chose de très particulier, une émotion à qui l'on donnera un doux baiser en étant accompagné, en songerie, par l’orchestre de L’Orfeo de Monteverdi.

 

(la partition comporte

            la liste des instruments

de la représentation de

            Mantoue en

            1607)

            2 clavecins

            2 violes de gambe contrebasses

            10 violes da braccio

            1 harpe double

            2 petits violons à la française

            2 chitarrones

            2 orgues positifs

            3 basses de viole

            4 trombones

            1 orgue « régale »

            2 cornets à bouquin

            1 petite flûte à bec

            1 trompette naturelle très aiguë

            3 trompettes munies de                                                                                                       sourdines

 

Et alors Existe cette émotion qu’a parfaitement décrite Novalis, la peignant savamment sous les traits d’une diserte allégorie en beauté, dans son roman Heinrich von Ofterdingen, – émotion mise en français par Marcel Camus :

 

Les servantes apportèrent une table et un coffret qui renfermait un grand nombre de cartons recouverts de mystérieux hiéroglyphes, composés uniquement avec des figures de cons­tellations. Le roi baisa ces cartons avec respect, les mêla avec soin, et en tendit quelques-uns à sa fille. Il garda le reste pour lui. La princesse les tirait l’un après l’autre et les posait sur la ta­ble ; puis le roi considérait les siens avec atten­tion et méditait longuement son choix avant d’en poser un auprès d’eux. Parfois il semblait contraint de prendre l’un ou l’autre. Mais sou­vent la joie se lisait sur son visage lorsqu’il réus­sissait, grâce à une carte bien choisie, à former une belle harmonie de signes et de figures. Dès que le jeu commença, l’assistance à l’entour fit voir les marques du plus vif intérêt ainsi qu’une mimique et des gestes étranges, comme si cha­cun avait en main un outil invisible dont il se ser­vait pour travailler avec acharnement. En même temps se faisait entendre une musique douce, mais profondément émouvante : elle semblait avoir sa source dans les étoiles qui s’entremêlaient en d’étonnantes figures à travers la salle, ainsi que dans tous ces autres mouvements extraordinaires. Tantôt lentes, tantôt rapides, les étoiles se mouvaient en orbites continuellement changeantes : au rythme de la musique elles re­produisaient avec beaucoup d’art les figures que formaient les cartons. La mélodie chan­geait sans cesse, comme les images sur la table, et bien que les variations tout à fait surprenan­tes et brusquées ne fussent pas rares, un thème unique et simple semblait relier tout l’ensem­ble. Avec une légèreté incroyable, les étoiles volaient en suivant les images. Tantôt elles for­maient un unique et vaste entrelacement, tantôt elles revenaient s’ordonner harmonieusement en petits groupes séparés ; parfois leur long cor­tège s’éparpillait comme un jet d’eau en une poussière d’étincelles innombrables, ensuite, l’accroissement continu de petits cercles et de petits dessins faisait réapparaître une figure unique, grandiose et étonnante.