Portrait de Malcolm Lowry en poète par Caroline Sagot Duvauroux

Les Célébrations

Portrait de Malcolm Lowry en poète par Caroline Sagot Duvauroux

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Ou Lunar caustic, un art poétique
Ou Dorénavant, cette heure en avant de déjà
(Extraits)




Le poème demande à être fabriqué en cèdre, à la hache
À la scie, au pied-de-biche, en deux coups de cuiller à pot
Entre brouette et arrosoir
Aileron tournant de la baleine geignarde
Poêle en fer réparé avant le thé
Au métal blanc, à coup de cisailles
Avec charbon de bois, sel, amiante et sel marin


Voilà pour l'établi.

Suit immédiatement :

Note pour un poème
…tudiez le verbe irrégulier to die


Voilà pour le sujet.

Si la mort (le vautour) peut voler pour l'amour de voler
est-il rien que la vie ne pût faire pour l'amour de mourir


Mourir en langue pongouée (c'est une langue du Gabon) ne se conjugue pas.
C'est le lieu qui se conjugue et te meurt. Tous les peintres sont pongoués. Et Malcolm Lowry du volcan est un peintre.
Et le lieu tue le consul pendant qu'Yvonne rejoint le lieu, les constellations.
Une géographie tue l'histoire, une géologie remplace les personnages, non pas les sujets.Qu'est-ce qu'un poème ? ça, une langue, dont chaque mot est un récit en deuil du surgissement, qui se rétracte et se déploie sur une page pour que surgisse l'à nouveau.
Et le volcan revendique le poème qui explose en milliers de lambeaux éparpillés sur l'espace du volcan. Le poème est devenu nucléaire, fissuré, cellule cancéreuse qui se nourrit de l'unité perdue.
Si on peut dire que Les fleurs du mal sont un roman (Michel Butor), on peut dire que le Volcan est un poème tant il est vrai que la langue du poème cherche avant tout, dans ses glissements lexicaux et analogiques, dans ses refrains désuets et ses énigmes, cherche sa faillite de langue, cherche le son, l'image, mieux, cherche le son du sens, l'allitération de l'obscur, échoue sur le mot qui se détache de la vision, comme une main d'œil, pour dire : mystère.
Mais Malcolm Lowry n'a pas dit son dernier mot ou du moins ne le sait pas. Il écrit des poèmes. Pourquoi ? Il veut des poèmes ! Il faut donner acte de ça. Les poèmes dont on dispose n'inventent pas de forme ni ne nous tombent comme des récompenses du grand volcan. Les récompenses du grand volcan sont dedans, détails disséminés, plaisir poétique qui vous regarde et qu'on chope à bourlinguer dans l'affaire. Mais les poèmes existent. C'est autre chose qui s'y cherche, du sens, du refus, l'audace d'une douceur, autre chose qui ne voit pas jour mais qui n'a pas renoncé à chercher.

Museaux à la molaire / becs vers la polaire / nous ne trouverons peut-être pas la
pierre à Kaiser / cependant voyagerons très loin dans la nuit


Dont acte.

Et toute sa vie, avant après le volcan, ML fignole son art poétique, Last adress, Lunar caustic.

On a quitté la maison pour l'asile puis l'asile pour l'ombre et le nom d'un bateau. Pas le bateau, son nom.

C'est trop tard.
Et ça ne désaltère pas de dire l'amour trop tard venu


Un Achab sans but, sans tragédie, sans passé, sans l'enfance de Melville, sans bateau,
sur le pont : vivre et marcher le paysage d'où : Rien.
Achab donc dans le métro oscille, tangue.
Un navire depuis longtemps au radoub c'est un machin crasseux
Et les rouages s'encrassent de la syntaxe, les rouages idéologiques des espérances s'encrassent comme pressentant l'explosion nucléaire. Les sample se fracassent sur des beat generations ou dérapent dans les strates analogiques de la littérature, ne peuvent achever leur course tardive. N'en peuvent plus des maîtres. Cherchent d'un des côtés de l'énigme, une évidence. Cherchent un combat. On aurait presque aimé le bien mais il est trop tard pour l'eschatologie. L'interminable (le pays qui ne finit pas doit titrer la trilogie inachevée), où la vague inlassablement se précipite, ne laisse pas de place aux finalités. La foudre seule gouverne et la foudre n'éclaire pas, s'abat, comme l'aube sur le vaisseau s'abat s'abat.
Et Bill Plantagenet arpente le métro comme Achab la passerelle du navire qui donne de la bande
. Et les images oscillent sans résoudre, comme la langue du consul oscille sans résoudre du sommeil bien ivre sur la grève à on ne part pas*. Et ce sont de minuscules annotations Se disant à lui-même ou bien tout haut. L'hésitation cherche langue loin des savoirs, jusqu'où les phrases s'inachèvent et se laissent saisir par l'altérité. La langue ne veut pas conclure, comme une image, le poème qui se cherche est peut-être une image.

Moby Dick s'est échouée dans un autre temps. Paul Gadenne récupèrera les viscères, le mythe éviscéré dans les flores pourrissantes de la baleine à moins que
La baleine est noire dit l'enfant Garry, sont noires les baleines. Garry répète comme les indiens du volcan, comme les prophéties, comme la musique avant John Cage. Comme retentissent sous la puissance du volcan, de minuscules antiennes d'homme : cette partie usagée d'être appelée âme, le jardin à protéger de nous-mêmes, la vierge pour ceux qui n'ont personne avec, rire pour vivre et boire pour voir, les lettres à vous briser le cœur.
La baleine noire, serait-ce l'encre ? le flux presque ininterrompu de l'encre, la baleine nuit après nuit afin qu'on ne meure pas ? Afin plutôt que vivre soit vivre jusqu'à mourir. Et voilà la mille et unième nuit qui s'achève et le poème naît toujours de la mille et unième nuit où s'actualise le temps perdu, sous l'œil proustien polygonal du scorpion imaginaire. La très vieille bête et l'œil neuf. La fabrique de langue. La poésie.

Des langues n'ont pas encore parlé d'où nous revient cependant le très anciennement perdu. C'est ça le poème, la ritournelle de Deleuze, le mystère du goût du poème. Départ dans l'affection et le bruit neuf *ou se taire, mais se taire en mille et une nuits d'encre pour enfouir le savoir secret dont la révélation tuerait l'intitulé, le poème.
Mais la forme, me direz- vous. Il répond : la tentative. Et trousse où dire ne sait plus ou pas encore, des encyclopédies d'alcools et de plantes, des grammaires, des attaques sonores, qu'il faudra bien que nos ignorances respectent ou quittent. Des jardins, des fleurs du mal, et des tendresses. Alors il écrit le livre plein de passages secrets qui vont lui permettre de quitter la maison pour l'asile et puis pour l'ombre de la vieille Grégorio, l'ombre prêtée, grégorienne incantatoire, où quoi qu'on ait fait, même abandonné un enfant rimbaldien dégénéré, on a le droit bien européen d'être un homme impensable sinon par Sophocle, parmi les feuillages et les vautours, sur la grande terre. En fait, il a tenu dans ses mains dégantées par la peur et le dégoût une mouette mazouteuse qui s'est envolée et voilà son salut. Le ciel existe et ses nuages et voilà qu'un instant de soi, on s'épate d'avoir ce goût inutile et étrange de voir s'envoler une mouette ou un vautour. Jusqu'à libérer d'entrave, en cachette, des oiseaux de proie. Jusqu'à libérer de soi, le chœur.

On s'est dessoudé. Il faut bien dédoubler les corps pour que l'expérience ne s'épave pas dans la confidence et que la soif poursuive son tracé dans l'autre corps où le même appelle ; pour que le démembrement revendique Orphée. On est enfin plusieurs, nombreux, posés les uns à côté des autres sans coordination comme des moments d'être dans l'ombre tutélaire consentie par Grégorio. Avec pour lien, une ombre, pour levier de nos verticalités, une ombre. Le bord sur bord d'écrire couche le noir sur le blanc et fait lever la pensée. Fera lever le poème. Seule la mort rassemblera les morceaux de nos corps, défiant les vents qui nous ont dispersés. La levée du corps suit la mort et le mot corps est né du cadavre après que nous avons été pieds d'argile ou poitrines resplendissantes et ce petit mot corps levé d'interminable, c'est le poème.

Pendant que Ses volcans, ses superbes, ses chers et superbes volcans semblent invoquer Baudelaire, le consul en termine avec sa petite histoire de mort, et, Cap au pire, Malcolm Lowry laisse tomber du déferlement des matières et de la pensée saturée jusqu'au bruit blanc, ce minuscule dépôt, cet incroyable poème beckettien : Sel. Monde. Sur.
Les oiseaux (les augures du poème) s'enfuient en grinçant vers leurs nids solitaires, dans des canyons aux loups, très loin des gens qui ont des idées.
Laissant la rame inutile fatiguer vainement la mer immobile.
Laissant Bill Plantagenet fixer l'incertain pendant que l'enfant Garry peut encore dédier un sourire au soleil couchant.

Comme ça, c'est comme ça dit la vieille Grégorio d'après le déluge, votre toutes les choses sont dans ça.

C'est fait. Mais ça n'est pas fini. «a ne suffit pas, l'immense.
Seul le manque comble, seul le manque ne tue pas le possible. Seul le manque ne tue pas toujours. Il faut bien que Tristan ne rejoigne pas Iseult, il faut bien que meure Juliette pour sauver toujours dans la folie de l'amour fou. Ainsi le consul et Yvonne.
Reste le manque, reste ce qui ne suffit pas. Reste l'insatiable, comme la soif reste à l'alcool et écrire à écrire. Reste la fabrique, la poésie.

Et Malcolm Lowry n'écrit plus que des poèmes.

Et il continue de guetter la forme brève et neuve qui s'approche on peut croire dans certaines nouvelles.
Il faut du temps pour dégotter deux fois le neuf et le temps ne le voudra pas ou peut-être que ...

C'est comme ça. Dit Grégorio. Où vas-tu rire aujourd'hui ?

Sel. Monde. Sur.

Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! *




* Rimbaud