Pour Raymond Federman, 1928-2009

Les Célébrations

Pour Raymond Federman, 1928-2009

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On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection.
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Mort à jamais? Qui peut le dire? Certes, les expériences spirites pas plus que les dogmes religieux n'apportent de preuve que l'âme subsiste.
Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées - ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement - et encore! - pour les sots.
De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.


Marcel Proust