Roger Gilbert-Lecomte par Jacques Barbaut

Les Célébrations

Roger Gilbert-Lecomte par Jacques Barbaut

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Roger Gilbert-Lecomte

 

 

… du vent…

 

 

    « Plus que quiconque, à part Rumî peut-être, mais dans une culture bien plus impitoyablement vidée, Roger Gilbert-Lecomte est l’écrivain du tour. Sa poésie, chétive, rétive, antérotique et enfantine, d’une musicalité extrême et frêle, d’un imaginaire fantastique et gothique, de l’impuissance des rêves, peuplé de goules et de vampires, de femmes mortes ou blessées, dans lequel nous avons peut-être la plus belle versification française du XXe siècle, a donné lieu à un corpus si mince que cette extrême minceur même semble la première des entraves à son auto-déploiement comme à sa reconnaissance et à son expectoration future ; mais c’est ce mince corpus déserté qui, dans notre langue, se rapproche le plus de l’entêtante musique des soufis, de la danse, mi-terrestre mi-céleste, des derviches. »

Pacôme Thiellement

 

A propos de son ami du Grand Jeu — « Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie », R. G.-L., le Grand Jeu, avant-propos du premier numéro —, Pierre Minet, « la cinquième roue du carrosse », auteur de la Défaite — précisa :

« Je note ici — je crois que cela le dépeint tout entier — que Roger fuyait le jour, la lumière, mais à tel point qu’à partir de vingt ans, date de son arrivée à Paris, on peut, en forçant un peu, dire qu’il ne les a pas connus. Il en avait littéralement peur, et souvent il m’a fait penser aux papillons de nuit qu’anéantit le soleil. »

(note infrapaginale à « Souvenirs de madame Firmat. Les derniers jours de Roger Gilbert-Lecomte », in Monsieur Morphée, empoisonneur public, Allia, 2012)

 

Roger Gilbert-Lecomte — ou « Coco de Colchide », l’un des quatre « phrères simplistes »… en avant pour la légende-la ritournelle… gamins en proie au squelette d’une ville en ruines… condisciples du lycée des Bons-Enfants de Reims… un cercle initial composé de Roger Vailland, « François », Robert Meyrat, « la Stryge » et René Daumal, dit « Nathaniel » — fait l’objet du quatre cent quatre-vingt-seizième titre de la collection « Poésie / Gallimard », au format dit « de poche », avec un portrait de Joseph Sima en couverture.

 

Antonin Artaud, l’un de ses admirateurs, avec Arthur Adamov, ouvre le volume, avec une « préface » —  « Sur la Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent » (1934)  —, je cite, pages 8 et 9 :

Roger Gilbert-Lecomte indique le temps, le ton, la nuance, il se met au diapason ; et enfin, il trouve la vraie poésie, qui est génésique et chaotique, qui part toujours — et quand elle n’est pas si peu que ce soit anarchique, quand il n’y a pas dans un poème le degré du feu et de l’incandescence, et ce tourbillonnement magnétique des mondes en formation, ce n’est pas la poésie —, qui part toujours de la Genèse et du Chaos. […]

Roger Gilbert-Lecomte est un des rares poètes d’aujourd’hui à cultiver cette forme de lyrisme violent, noueux, torride, ce lyrisme en cris d’écorché, qui se pare de mots abrupts, d’images-forces, où la convulsion et le spasme rendent le son de la nature en plein travail. Des images de danse macabre, des sonorités graves, enfouies, des refoulements de sons qui tournent sur eux-mêmes et font la spirale, marquent deux ou trois de ses poèmes. Et dans une époque antipoétique entre toutes, et où la poésie écrite semble un secret perdu, un poète authentique nous est enfin révélé.

 

*   *   *

 

Page 122, en concentré, d’un écorché vivant,  ayant seulement consenti à frôler le surréalisme d’André, « suicidé de la société », vampire actif, connaissant intimement « la sueur des cauchemars et l’éboulement écraseur de l’angoisse », auteur d’un seul vrai recueil — la V l’A la M le V et le V — lors de son existence terrestre de spectre (de l'esprit englué dans une chair), pour une œuvre effilée, tranchant à vif — la lame d’un couteau —, en live :

 

Au vent du nord

 

Tu vis, tu ne vis pas tu rampes dans la pierre

Prisonnier d’un songe

Amant dans un rêve

Ecrasé d’avance

Par le trop lourd corps-mort

De marbre de ta mort

Que tu cherches hurlant depuis des millénaires

Dans les ravages et les cadavres de ton corps

Alerte épouvantail claire-voie au vent du nord

Dansant et suant de vertige

Sur un sol d’air fuyard où ton poids c’est la peur

 

Cœur éclaté vidé de sang et de sanglots

Pris au gel de l’air

Sous le ciel de pierre

A jamais emmuré dans un cristal de froid

 

*   *   *

 

L’homme ne peut vivre sans feu, répètent les Upanishads — et comment faire vraiment du feu sans brûler quelque chose. Certains êtres ne cessent de brûler ainsi, comme s’ils obéissaient à une loi d’effondrement inconcevable. Leurs réserves d’énergie épuisées, ils implosent et parfois se transfigurent — purs néants qui s’échauffent et scintillent, engloutissant tout ce qu’il touche —, à la manière des trous noirs, dont la gravité croît jusqu’à retenir même la lumière. […]

Gilbert-Lecomte, on le pressent, on le devine sur la plupart de ses photos, a prospecté les plus sombres territoires de l’esprit. Il est allé au bout de tout, au bout de la langue et de la vie. Par exténuation de son chaos, par nuits entières de sommeil les yeux ouverts, sacrifiant à « la grande urne de l’insomnie », cherchant ce « cap d’ombre au seuil des nuits où sortir météore ». Archange en tourmente, pantelant de vie, perdu et retrouvé dans sa narcose d’altitude.

 

C’est Zéno Bianu, en introduction (p. 13), qui a effectué aussi le choix des textes du volume.

 

*   *   *

 

La parole finale à l’intéressé, phrère version vache de Rigaut ou « rigauriste » de Vaché, mystique des derniers temps, rêveur définitif — ayant fait sienne une formule rimbaldienne, « le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », qu’il s’est appliqué méthodiquement à expérimenter, brulé vif par l’injonction à l’Absolu —, grand prince de l’absurde (« attend sillon le heaume au goût d’eau entre l’étang ») et de l’autodestruction, décédé à trente-six ans, le 31 décembre 1943, à l’hôpital Broussais, d’épuisement et d’excès (haschisch, éther, héroïne, morphine, laudanum, tuberculose, piquouses, tétanos, quelques-uns de ses maux…), porté à bras par un ange, marchande de vins, patronne d’un boui-boui du XIVe arrondissement de Paris (tout soudain plongé dans un Carco crépusculaire) :

 

« Et maintenant admettez ce principe qui est la seule justification du goût des stupéfiants : ce que tous les drogués demandent consciemment ou inconsciemment aux drogues, ce ne sont jamais ces voluptés équivoques, ce foisonnement hallucinatoire d’images fantastiques, cette hyperacuité sensuelle, cette excitation et autres balivernes dont rêvent tous ceux qui ignorent les « paradis artificiels ». C’est uniquement et tout simplement un changement d’état, un nouveau climat où leur conscience d’être soit moins douloureuse.

« Ne pourront jamais comprendre : tous mes ennemis, les gens d’humeur égale et de sens rassis, les Français moyens, les ronds-de-cuir de l’intelligence, tous ceux dont l’esprit, instrument primitif et grossier mais incassable, est toujours prêt à s’appliquer à ses usages journaliers, sans jamais connaître ni la nuit solide de l’abrutissement pétrifié ni l’agilité miraculeuse de l’éclair à tuer Dieu. Ils ne se doutent pas que, par opposition aux poissons à bouche ronde que l’on nomme cyclostomes, les psychiatres ont baptisé du vocable de « cyclothymiques » un certain nombre de « malades » dont la vie s’écoule ainsi en alternances infernales et régulières d’états hypo et d’états hyper, d’enthousiasmes et de dépressions spirituels. Bien souvent ceux qui connaissent la lancinante douleur de ces dépressions lui préfèrent le suicide. […]

« Malheureusement pour la clarté de cet exposé, ce n’est pas ici le lieu d’envisager les différents moyens capables de faire changer une conscience de plans allant en principe de l’inconscience absolue à la conscience totale et omnisciente : c’est là le principe de toute une éthique dynamique et immédiate. Mais pour le cas qui nous occupe il suffit de savoir que l’usage des stupéfiants, pris en quantité adéquate, est indéniablement un de ces moyens. Car chaque drogue engendre un état spécifique : ivresse de l’alcool, kief de l’opium, plus généralement euphorie des alcaloïdes, etc. Et s’il est impossible pour le moment d’envisager la valeur morale de ces états, par contre il faut bien admettre qu’ils permettent, à qui se réfugie en eux, de fuir des états plus douloureux, sinon inférieurs ou supérieurs. C’est ainsi que les drogues ont certainement sauvé bien des vies.

« Par ailleurs qu’il me suffise de dire que les stupéfiants sont considérés moralement par certains mystiques, aussi paradoxal que cela puisse paraître, comme des moyens d’ascétisme. »

 

In Monsieur Morphée, empoisonneur public (initialement Bifur, no 4, 1929, dirigé par Georges Ribemont-Dessaignes), lequel article — « Cet essai est une mise au point du problème des stupéfiants : il n’honore pas les législateurs et les journalistes qui l’ont malproprement escamoté » — ferme ce volume.

 

 

 

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Roger Gilbert-Lecomte

La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent, et autres textes

Poésie/ Gallimard

208 p.

 Les Éditions Prairial, avec moins de surface, ont édité récemment à peu près les mêmes textes.