Didier da Silva, Musique adorable par Jacques Barbaut

Les Parutions

12 janv.
2024

Didier da Silva, Musique adorable par Jacques Barbaut

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Didier da Silva, Musique adorable

Excentré, casé dans une loge de l’avant-scène, présent dans le coin supérieur gauche de L’Orchestre de l’Opéra — fosse des musiciens, roses tutus, tulles, entrechats des rats —, toile d’Edgar Degas au cadrage audacieux exécutée en 1868, le seul et unique visage pour symboliser le public, cette tête coupée au niveau du menton : c’est lui.

 

Portraituré deux fois par Edouard Manet son ami, dont il posséda quelques-unes des œuvres, et représenté dans celle intitulée Bal masqué à l’Opéra (1873) — forêt dense de hauts-de-forme cylindriques noir luisant : c’est encore lui.

 

Sur la toile de Fantin-Latour (1885) Autour du piano — laquelle ferait pendant à Un coin de table —, où est figuré le groupe dit du « Petit Bayreuth » qui regroupait les wagnéristes d’alors, l’homme assis précisément au piano, mains au clavier : c’est toujours lui.

 

Ce « lui »-là, dans Musique adorable, n’est jamais nommé autrement que par un petit nom, Mavel, celui que lui donnait sa nourrice, puis sa bonne à son service pendant plus de quarante ans, Anne Delaire, dite Nanon ou Nanine — « On peut y soupçonner quelque déformation paysanne de merveille et c’est un fait, quoi qu’il en fût du patois auvergnat, que dès qu’il apparut l’enfant fut sa merveille : elle l’adora. »  (p. 19)

 

A une lettre près, la première, une coquille, on serait tombé sur un autre musicien — qui voua par ailleurs une grande admiration à son aîné —, lequel céda son patronyme pour devenir le titre d’une « biographie romancée » de Jean Echenoz (2006).

 

Mavel, c’est Emmanuel Chabrier (1841-1894), fonctionnaire durant de longues années au ministère de l’Intérieur — « En 1866, Joris-Karl Huysmans, qui a dix-huit ans, devient son collègue au 103, rue de Grenelle, où il fera une longue carrière, leurs discussions provocatrices font souvent rougir le service » (51) — avant de sauter le pas pour devenir exclusivement compositeur avec plus ou moins de fortune (« inventeur de l’impressionnisme en musique », on retient aussi les Pièces pittoresques et la Bourrée fantasque), et Musique adorable, l’éditeur le souligne, n’est ni une biographie ni un roman, c’est une « interprétation », précise-t-il encore.

 

Parmi de multiples épisodes, retenons le transport jusqu’à l’Opéra de Munich pour y entendre Tristan autrement que sur piano-partition — « autant mettre en rapport un pédiluve et un bain de mer. Tristan l’absorbe et l’éberlue, c’est un immense transport des nerfs. Un grand bloc de sublime chimiquement pur » (91) ; le voyage enthousiaste en Espagne : San Sebastian, Vitoria, corridas (couleur locale), Burgos, Valladolid, Salamanca, Madrid, Tolède, Séville, Grenade, Cordoue, Murcie, Valence, Barcelone, Saragosse, baile flamenco, musique gitane et danse des Andalouses… « Il met sans cesse la main à la poche pour consigner dans son carnet un fragment de malagueña, un brin de zortzico, la carrure d’un tango. [...] On quittera à regret ce pays de Cocagne. Mavel pressent qu’il n’y reviendra pas et s’en fourre jusque-là malgré ses pauvres nerfs : il faut bien voir quelque chose avant de claquer. Il aime tout de l’Espagne, jusqu’à cette puce qui lui trifouille l’entrefesson depuis San Sebastian, elle ou ses sœurs, de lit en lit, il n’arrête pas de se gratter. Elles sont en vie et lui aussi, c’est fabuleux. » (111-113)

 

Peu après son retour à Paris, il écrit « une fantaisie extraordinaire, très espagnole, avec les souvenirs de ce splendide voyage »… Ce sera la création au Théâtre du Château-d’Eau le 4 novembre 1883 de la rhapsodie España par l’orchestre de Charles Lamoureux : « C’est la musique la plus vivante du monde. Si la joie sans mélange, si le bonheur sans nuage existent quelque part sur Terre, c’est bien simple, ils sont dans España », c’est une gifle sonore, un triomphe sans un couac, bientôt une scie « Le début de toute la musique moderne, estimera Gustav Mahler en dirigeant España à New York, début janvier 1911. Notre grand-père à tous, ajoutera Stravinsky. » (119)

 

Truffée d’extraits de l’abondante correspondance chabriesque (plus d’un millier de lettres, 1 262 pages, Klincksieck, 1994), laquelle se révèle brillante, savoureuse souvent, cocasse parfois, cette Musique adorable (du titre de l’une de ses pièces), tressant faits biographiques et destin artistique (un compositeur de quel genre ? « Du genre difficile, du genre qui ne se vend pas », déploreront ses éditeurs), est, à sa semblance, d’une écriture virtuose, facétieuse, tout en surprises et appoggiatures — « déconcertante » en un mot.

 

Proposé par les éditions MF qui apportent à chaque livraison de leur collection « Inventions » des partis pris typo, maquette et design graphique originaux, ce livret de Musique adorable, imprimé seulement en belles-pages, innove en créant un rythme ondoyant, irrégulier, en tête de chacun des trente-huit chapitres — ou « chants » — de cet ouvrage, produisant « ciels » (terme désignant le « blanc » que l’on ménage en tête d’un nouveau chapitre, celui-là occupant d’ordinaire le tiers supérieur de la page) variables et changeants, comme la météorologie nous en offre chaque jour de dissemblables.

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