Tibor Papp (1936-2018) par Patrick Beurard-Valdoye

Les Célébrations

Tibor Papp (1936-2018) par Patrick Beurard-Valdoye

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Un réfugié hongrois qui a élargi la poésie française

 

 

Il avait le port d'un officier de la Reine de Hongrie.

Mais sa rigueur tenait plutôt du métier de typographe qu'il exerça, et de son expérience du formalisme hongrois. Il avait l'élégance de Lajos Kassák, le génial poète directeur de la revue MA, dont Tibor Papp connaissait les pratiques et ses secrets.

En 1980, une jeune esthète me conseilla de le rencontrer, en faisant un parallèle avec les Cahiers de leçons de Choses et la revue d'Atelier, que Tibor Papp dirigeait avec son alter ego Paul Nagy, et quelques amis.

Tibor fut touché par la démarche d'un jeune homme, mais ne voyait pas trop de rapprochement, sinon par le fait que les deux revues utilisaient la typographie et l'imprimerie pour inventer des formes textuelles nouvelles. Nous étions dans une esthétique post-dadaïste, tandis que d'Atelier était constructiviste, influencée également par László Moholy-Nagy.

Tibor Papp est l’une des figures principales de la poésie concrète et visuelle en France et en Hongrie. Il est l'un des tout premiers poètes à avoir utilisé l'ordinateur non seulement comme support, mais en tant que medium d’arts poétiques. Sa première œuvre programmée sur ordinateur date de 1985. Il fonda en 1988 la première revue internationale sur support informatique Alire.

Dans les années 80, peu de monde en France s'intéressait au courant international de la poésie concrète et visuelle. C'était l'époque où suggérer aux principales revues de poésie de faire découvrir Eugen Gomringer, entraînait la réponse polie du responsable : "n’importe qui peut en faire autant". J'ai d'ailleurs hélas entendu, en 1991, lors d'une session de la commission poésie du CNL, le rapporteur du dossier de demande d'aide à l'édition d'un manuscrit de Tibor Papp, conclure en ces termes : "je pourrais en faire autant". C'était un poète lyrique de renom.

Faut-il rappeler le rôle de d'Atelier, et son bureau hongrois Magyar Mühely, dans les années 70, avant de devenir d’Atelier / Change errant ? Quelques jalons.

La revue fit découvrir Præ (1934) de Miklos Szentkuthy. Elle sollicita par ailleurs des poètes à réaliser eux-mêmes leur ouvrage, en mesurant le texte au rythme de la composition et des règles typographiques. Jacques Roubaud publia ainsi Mezura ; Claude Minière et  Bruno Montels de leur côté y publièrent deux livres importants en 1977 (resp. Vita novaet Ils o ne pioss). L'expérience éditoriale intéressa de près Jacques Derrida au moment de Glas.

On semble confortablement oublier que d'Atelier publia pour la première fois en 1980 Un coup de dés n'abolira jamais le hasard, selon les critères formels voulus par Stéphane Mallarmé, quoique jamais respectés  jusqu’alors, et que venait de mettre à jour la linguiste Mitsou Ronat. Elle démontrait comment Mallarmé avait transposé et traduit les contraintes de la poésie classique dans le continent de la page.

Tibor Papp fut aussi membre du bureau du festival Polyphonix, y exerçant notamment le rôle de trésorier, ou de vice-président. Grand admirateur et ami de Bernard Heidsieck, il s’intéressait évidemment beaucoup à l’oralité du poème, notamment par assistance d'une voix enregistrée, sur bande puis support numérique.

On le voit, les centres d'intérêt de Tibor Papp furent nombreux, et il publia d’ailleurs plusieurs romans écrits en hongrois. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, et lauréat du fameux prix Attila József.

J'ai eu le plaisir, au moment de mes recherches pour Gadjo-Migrandt,  de passer des moments inoubliables avec Tibor Papp et Suzanna, à Budapest où ils résidaient régulièrement depuis l'ouverture. Il y devint rapidement un auteur renommé, faisant partie de ces personnes exilées en 1957 dans des conditions extrêmes, recherché, arrivant, pour ce qui le concerne, à Liège. ll savait raconter cet exode avec beaucoup d’ironie. Il était un conteur remarquable, qu’un Tokaj – localité de ses origines – rendait plus allègre encore. Il avait une façon poétique de relier les événements historiques et artistiques. Cette générosité verbale et joviale contrastait – sans bien sûr la contredire – avec la rigueur minimale de son art, à l’image de cette réponse lapidaire à la question du formulaire de l’OFPRA : « A quelle date, dans quelles conditions et pour quelles raisons avez-vous quitté votre pays » : « Le 12 janvier 1957. À pied. À cause de régime politique insupportable ».

 

 

On peut voir quelques poèmes visuels de Tibor Papp ici

ainsi qu’une performance sur Libr-critique