L'épluche-langue Verheggen par Patrick Beurard-Valdoye

Les Incitations

07 juin
2024

L'épluche-langue Verheggen par Patrick Beurard-Valdoye

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Comme l'épluche pomme de terre, l'épluche-langue rend une corvée de langue – comme il y a aussi la corvée de patates – plus joyeuse, plus juteuse, plus savoureuse.
Et d’apparence moins inquiétante.
D'apparence seulement. Éplucher une pomme de terre permet d'en saisir progressivement les qualités avec moins de dépit – la voilà propre. De prendre conscience de sa matérialité, de sa substance, de sa richesse. D'évaluer bien en mains sa souplesse, sa forme.
De lui faire perdre son côté rhizomatique.
L'épluchure elle, est un peu raide, banale, un peu sale, disgracieuse.
L'épluchure part ensuite au compost. Pourriture bienveillante !
Or à peine épluchée, la pomme de terre se décompose déjà.

 

La décomposition est un des principes poétiques de Jean-Pierre Verheggen. Il réutilise les mots en décomposition, il en reconstitue des rhizomes. Il écrit des décompositions françaises. Antonin Artaud fut l'un de ses maîtres.

 

L'épluche-langue – ou éplucheur-de-langue – de Jean-Pierre Verheggen fut breveté grâce à la concordance de deux facteurs.
Encore faut-il préciser qu'il n’a pas grand-chose à voir avec ce qu'on appelle un économe en France. Il n'est pas question d'économiser. Le don est intégral.
En Wallonie, il n'est pas indispensable d'être poète pour user de mots chatoyants, parfois inconnus des dictionnaires français. On redonne volontiers par la parole toute l'énergie et la vigueur langagières que parfois les administrateurs de langue oublieraient en passant, ou nous apprendraient à oublier. Il y a de grands grammairiens et de grands linguistes en Belgique. Il y a aussi des universitaires en costume cravate qui font leurs recherches en bibliothèques et qui, dès la sonnerie, sortent en déconnant en wallon.
Jean-Pierre cultivait les belgicismes comme un champ de patates. Il appelait ça le "grand nègre" de sa langue, qu'il opposait au petit nègre, au relent colonialiste. Aimé Césaire était passé par-là.
C'est dans ce contexte que le jeune Jean-Pierre – formé à la rhétorique à "l'école officielle" – fut fasciné, moins par les confessionnaux de l'église saint-Loup à Namur, que par le fait gravissime qu'un jour, l’auteur des Fleurs du mal se mit à chanceler alors qu'il commentait ces confessionnaux jésuites – des immeubles plutôt que des meubles – auprès de ses amis Félicien Rops et des membres du club nautique. Baudelaire venait d'y perdre sa langue. Crénom !

Le deuxième facteur est d'ordre privé.
Son grand-père, en Belgique, inventa l'épluche-patates. Il me le confia avec fierté.

Verheggen habita longtemps à Mazy. Célèbre pour son marbre noir, qui orne les édifices religieux de la région, et au-delà. Au château de Mazy, Racine résida pour décrire en historiographe les combats héroïques de son roi contre les Habsbourg. Verheggen savait donc mieux que beaucoup l'aspect "double tranchant" d'une part du panthéon littéraire français.
L'engagement de Verheggen est d'une autre nature. C'est ce qu'il nomme le langagement. Jeu de mots ? Beaucoup de jeux de mots traversent les textes verheggeniens. Mais aussi, certaines trouvailles sémantiques nous vont droit au cerveau, ou au cœur. À l'esprit. Ce sont des mots d'esprit. Ils court-circuitent les truismes. Les mots sont épluchés, agencés dans le cuit-vapeur de nos chemins de vie. Un jour à Mazy, je lui disais que pour écrire de la poésie, le jeune homme que j'étais avait pensé trouver le job de circonstance : pilote de ligne. Mais ça n'a pas marché. Il a répliqué : "Tu es un poète de ligne". C'était spontané, fulgurant, élémentaire, et je n'y avais bien sûr pas pensé.

 

 

Verheggen regrettait qu’on ne voulût pas mieux percevoir dans son écriture, l'attrait de la mort. Jean-Pierre dansait une danse macabre, joyeusement. Il dansait avec la mort. Avec les morts. "Je suis l'enfant d'un inouï d'inhumés".
Sa poésie appartenait au genre du grotesque ; pas burlesque. Il aimait ces têtes de mort représentées dans les églises. Devant le marbre noir de Mazy, au pied des confessionnaux, l'auteur d'Artaud Rimbur n'a pas trébuché. Et il a écrit jusqu'au grand départ.