Pierre Drogi, Les Fulgurés par Patrick Beurard-Valdoye

Les Parutions

29 nov.
2022

Pierre Drogi, Les Fulgurés par Patrick Beurard-Valdoye

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Pierre Drogi, Les Fulgurés

 

Qu’attend-on d’un poème ?

Selon l’image transmise majoritairement par l’éducation nationale, une poésie est un petit texte plaisant, évaporé, qui sonne joliment à l’oreille. Sa bienséance vise autant à distraire qu’à rassurer.

Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait faux : les poètes célébrés par l’histoire – tous masculins ou presque – avaient le plus souvent cette fonction de divertir la cour.

Le poème serait aussi lieu des contraintes – celles de la rime et des pieds – et sans doute les poètes, en principe disparus depuis des lustres, sont-ils morts assez jeunes, victimes de ce manque de liberté dont jouissent les romanciers.

Quant aux poèmes répondant à d’autres critères, ils seraient donc d’aspect élitiste. Ceux qui décriraient la réalité décriée – à l’exception des années de la Résistance. Ou ceux qui seraient politiques (car l’on ne fait pas de politique à l’école). De Rimbaud, « Le buffet », à la rigueur. Mais il y a des enseignants remarquables, heureusement.

Attend-on que le poème transmette un savoir ? Non. Mais le commentaire sur la poésie, sans aucun doute.

Les poèmes de Pierre Drogi sont savants. C’est-à-dire qu’ils sont populaires. On y croise de très beaux mots qu’il est le seul à employer, hormis les spécialistes. Populaire ? Rapetasser, et même rapetasseur ; machouillant ; bredouillis. On y trouve par ailleurs le lexique des plantes (agave ; lagerstroemia ; gouet). D’autres beaux mots comme passavant, filocher ou barbule ; ou bien le mystérieux : apex. Et pour commencer, le titre : Les Fulgurés, auquel l’auteur met un F en capitale, comme d’un nom propre.

Drogi élitiste ? Bien entendu, si la lectrice ou le lecteur ne veulent rien savoir. D’autres, en deux clics, sauront connaître instantanément le sens de ces mots sur le net. Ou simplement comme moi, les faire résonner dans la bouche : chaque mot, une guimbarde. Du reste, Pierre Drogi nous tend la main, usant même de l’italique. « quand sugê se dit silence / on n’en fait pas mystère ». Ou encore, sur un mode ironique : « Non, nous ne confondons pas innouite ni yakoute ni inou. »

Le tour de force des poèmes de Drogi est cette projection en douceur dans un même espace, de noms du Moyen-âge (époque dont il est spécialiste littéraire) ; de termes de métiers ; d’un toponyme fondu dans un patronyme (Ancézune) ; de mots en langues étrangères, le plus souvent citations en italiques (« ohne Grund noch Ufer »).

Deux citations pourraient être les foyers et le filigrane de l’ouvrage. Car Pierre Drogi ne réduit pas son expression à quelques jeux de mots précieux. En poète, il nous transmet un questionnement sur l’usage de la langue commune. Du langage des lieux communs. 

Ces mots qui sont à la langue commune ce qu’est l’argon à l’hydrogène, servent de catalyseurs de la fonction paradoxale du langage. Deux auteurs pour cela, sont convoqués : Gellu Naum (l’ami de Ghérasim Luca et Victor Brauner), mentionné à trois reprises ; et Shakespeare. C’est alors que des sentences de Pierre Drogi sont éclairées par une même capacité à se retourner, jusqu’à frôler l’oxymore, que l’on repère du reste dans toute l’œuvre de l’auteur. Une délocalisation du principe merveilleux de Peter Schlemihl, en somme.

Première proposition aussi paradoxale que « vraie » (Gellu Naum, dans L’encre sourde) : « Ce qu’il nous faut détruire, c’est la poésie. Ce qu’il nous faut maintenir, c’et la poésie. Comme il est aisé de le voir : la poésie est donc deux choses complètement distinctes ». On conçoit ce double émerveillement de Drogi, poète, lisant l’aphorisme – sans doute en  roumain, qu’il lit et traduit – autant que celui de Pierre, enseignant avec ferveur les arts poétiques, ayant invité de nombreux poètes dans ses classes de lycée.

Et l’on rencontre dans Les Fulgurés de tels vers paradoxaux pour notre bonheur. La réalité se retourne, à l’instar des canards affolés : « On parcourt les mondes comme des nœuds et des cordes filantes / On parcourt les nœuds comme des mondes ». Le bon sens de la réalité quotidienne est parfois bousculé, car voici que des éléments végétaux se jouent du règne de l’être humain.

Autre séquence à problème, résultant cette fois d’une association malheureuse dans une pièce de Shakespeare : (Portia : « lequel est le juif et lequel le marchand »).

Par cette répartie du Marchand de Venise, ici sortie d’un contexte où les clichés antisémites abondent, soudain Pierre Drogi dans son opus – notamment avec l’emploi des parenthèses – nous alerte sur le caractère faux de la phrase-même : une inopportune équivalence entre deux noms. Encore qu’elle est moindre en anglais, car dans la phrase de Portia, Shakespeare écrit Jew avec une capitale. « Which is the merchant here, and which the Jew »

Pour un adepte de Wittgenstein, cette réplique est une triple catastrophe : théâtralement ; logiquement ; socialement.

« Le monde aurait pourri tout seul ». A l’époque de Shakespeare autant qu’aujourd’hui, c’est bien connu. Mais la doxa n’attend guère de la, ou du poète, l’expression de la laideur. C’est pourquoi le regard conscient de Pierre Drogi, ironique et les pieds sur terre, s’élève ; il prend de la hauteur. Conscience orientée vers le haut, vers les oiseaux : «  le cri des oiseaux projeté… assume la cohésion ». Une conscience des cieux vers les « corneilles consciencieuses », et contre « l’encagement silencieux » que j’écrirais bien ici – songeant à Ghérasim Luca – silanxieux.

C’est l’idée de mieux surveiller la barre de nuées – et qui sait ? peut-être aussi l’instance cachée derrière elles, qu’un index parfois transperce dans le coin droit – pour prévenir la foudre risquant de nous frapper. Avec « le sentiment / que dieu/ veille ».

Les vanneaux seraient-ils doués d’une conscience collective ?

Et qu’attendre d’autre, sinon tendre vers ce temps-autre du poème ?

Rappelons au passage que cette collection, dirigée par Jacques Goorma, a fait paraître près d’une cinquantaine de titres. En couverture, un loup bleu est dessiné par un artiste plasticien. A présent : Germain Roesz.

 

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