SONNETTE / SONNETS, Walter Benjamin par Patrick Beurard-Valdoye

Les Parutions

16 mars
2021

SONNETTE / SONNETS, Walter Benjamin par Patrick Beurard-Valdoye

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SONNETTE / SONNETS, Walter Benajmin

 

 

 

Les sonnets d'Angelus Novus

 

Quelques dizaines de lecteurs de poésie connaissent les élégants plis de huit pages expédiés par poste, qui paraissent à l'enseigne de Walden n. Voici qu'un livre de deux cent pages nous parvient. On croirait que la maison d'édition est née pour cela : réparer un oubli datant de 1945 ; combler à son tour le trou de l'histoire, réparé outre-rhin en 1986, avec la parution de Sonette de Walter Benjamin chez Suhrkamp.
Les raisons de cet oubli, comme de la lenteur à assimiler dans l'œuvre de Benjamin, sa composante poésie, sont une énigme. Les soixante-treize sonnets confiés en 1940 à Georges Bataille avec d'autres manuscrits, sous deux enveloppes, furent conservés dans son armoire à la BNF. En août 1945 alors à Vézelay, Bataille pria un collègue de la bibliothèque de remettre lesdits manuscrits à une tierce personne.
Or les sonnets sont semble-t-il demeurés dans l'armoire. C'est dans le fonds Georges Bataille que Giorgio Agamben les exhume en 1981.
Il a donc fallu encore 40 ans pour que Walden n rompe la chaîne de malédiction, en faisant cadeau au public français - dans une magistrale facture bilingue - d'une œuvre d'abord préservée, mise au placard, puis délaissée[1].
On comprend bien qu'il s'est agi au départ de promouvoir l'œuvre d'un "collègue" par ses amis - principalement Theodor Adorno et Gershom Scholem. Les sonnets auraient sans doute à l'époque brouillé l'image du philosophe, que personne ne remet en cause, même si l'on parle moins de philosophie que de théorie littéraire.
Personne ? Hannah Arendt qui, plus que tout autre, a connu Walter Benjamin jusqu'en 1940, écrit dans son introduction aux Illuminations de Walter Benjamin :

          La philosophie de Walter Benjamin - cette expression ne lui fait aucunement honneur : certes il a étudié la  philosophie, mais il la méprisait autant que Goethe. Parmi ses nombreux livres commencés ou inachevés [...] il n'y en a aucun qui puisse être nommé dans un sens philosophique ou théorique.

Dans ce même texte elle évoque son "don extrêmement rare [...] de penser poétiquement".
Écrits entre 1915 et 1924, ces Sonnette[2] participent d'une stèle funéraire - comme ceux de Rainer M. Rilke. C'est une pierre tombale gravée sans laquelle le nom d'Heinle nous serait inconnu. En exergue de l'ensemble ici édité, est donnée avec justesse une phrase de Benjamin : "Fritz Heinle était poète, et le seul de tous avec qui je n'eus pas de rencontre "dans la vie", mais dans sa poésie..."
Walter et Fritz étaient amis à Freiburg, jusqu'au suicide de ce dernier en juillet 1914, quand la conflagration était certaine. Passée la sidération que l'acte de l'ami - et de sa compagne Rita - provoqua, la poésie de Fritz lui colla à la peau. La revue Angelus Novus - qui ne vit finalement pas le jour - devait  publier les poèmes de Heinle.
Dans une lettre à Carla Seligson - la sœur de Rita - Benjamin décrit la relation avec son alter ego :

          Vous comprendrez la simplicité et la plénitude de cette relation pour nous, et de part et d’autre. Vint un moment où nous nous avouâmes tous deux que nous nous heurtions au destin : chacun pourrait tenir la place de l’autre.

Après le drame, le lien pris un autre essor. Par le poème Walter rejoignait Fritz. Louer Heinle impliquait d'en fixer le moment dans une forme poétique. Le rêve aussi était un lieu de rencontre pour vivre à nouveau les mots échangés

M'inspires-tu la nuit des vers pour toi
Au réveil je voudrais
Leur prêter des mots
Que nous disions

Benjamin peu à peu fabrique son livre du mort, où non seulement il aurait besoin des vers, mais les vers auraient besoin de lui. Il existe une recension de Benjamin de 1929 consacrée aux sonnets du poète Léon Deubel qui lui, s'était suicidé en 1913. On y lit ceci [je traduis] :

          Deubel a vécu avec ses vers, et il a vécu avec eux si intensément parce que non seulement il en avait besoin, mais ils avaient besoin de lui.

On pourrait parler d'une quête rédemptrice. Il est possible que le sonnet ait été pour Benjamin l'instrument qui permit d'esquisser la dimension eschatologique de son œuvre. Des moments de découragement l'attendaient certes au tournant, qui justifient sans doute la fin du projet :

Que cherches-tu mon âme toujours le bel ami ?
Depuis longtemps il est mort et le monde qui roule
A suivi sa course que pas un ne mesure le héros
Que cherches-tu mon âme toujours le bel ami ?
[...]
Une nuit donc je tins dialogue en mon cœur
Et m'arrêtai honteux     décidé à me taire
À ne plus montrer mon chagrin à mon âme

Le passage par Orphée constitue, dans un poème parmi d'autres de la deuxième liasse, "une sorte d'art poétique", comme l'indique dans sa postface Michel Métayer. Le tercet final témoigne du caractère indicible d'Eurydice, de son cheminement sans trace. Comme dans le poème Orphée. Eurydice. Hermès. de Rainer M. Rilke publié en 1907, le sonnet pointe l'esquive muette presque volontaire d'Eurydice. Là réside en fait l'objet du poème, jusqu'à la rime finale.
Rilke et Benjamin se sont connus. Toutefois la comparaison entre les Sonette an Orpheus (parus en 1923) et les Sonnette de Benjamin montre surtout une différence formelle. Signalons au passage que leur structure est la forme fixe bien connue, mais sans le royal assujettissement à l'alexandrin. Dans cette lyrique Benjamin recherche sobriété et condensation. La rime conduit à des agencements de sens complexes parfois abstraits, bousculant la syntaxe usuelle, entravant insidieusement la coulée de langue. Autant de complications pour le traducteur, dont il faut louer le travail. De surcroît, la ponctuation est quasi inexistante, en dehors du point final, et d'une large espace typographique entre mots, laquelle aurait un statut proche - en creux - du tiret semi cadratin. Le poète, on le voit, est imprégné des aventures formelles des avant-gardes allemandes et françaises, y compris dadaïstes. Hugo Ball est d'ailleurs son voisin et ami à Bern.

Au camp de Vernuche en 1939, Walter Benjamin interné fait un rêve, au cours duquel il déclare qu'il faut faire un foulard à partir d’un poème. Le foulard porté en brassard lui donnerait droit de sortie du camp. Or le poème, depuis Heinle, reste collé à la peau, il ne revêt plus. L'issue reste impossible. Depuis longtemps Benjamin n'écrit plus de sonnets. En demeure la mémoire : "Parole tue unique vêtement / Aux disparus resté imputrescible".
La grande crise allemande de 1923 est passée par là, et l'innommable qui s'en suit. Si c'est du poème que peut être annoncée la catastrophe, à quoi bon, puisque la foule embarquée s'affole déjà ? Ce que révèle aussi en final l'ange de l'histoire nous regardant, c'est notre sempiternel aveuglement.
D'un autre côté ces sonnets auront été la matrice d'une recherche de formes en prose, une rampe de lancement vers des livres "inclassables", quasi prophétiques.
Puisse cet ouvrage longtemps attendu nous rappeler à quel point le penseur était préoccupé par la dimension artistique de la langue, comme par sa mise en forme visuelle dans le volume, à l'image d'une cité de mots dont il aurait été autant l'architecte que le crieur public. Son but fut d'accroître l'intensité de cette pensée, doublée d'une qualité sensible. Peut-être était-ce le sine qua non d'une voie inédite, nourrie - sans les opposer - de philosophie et de théologie, de messianisme juif et de marxisme, d'histoire et de mythologie, de pensée discursive et d'arts ; de l'imprimé comme de la voix. À Martin Buber qui l'invitait à contribuer à sa revue der Jude, Walter Benjamin opposa un refus poli mais ferme, car "une revue ne connaît pas la langue du poète, du prophète ou du prince, ne connaît pas le chant, le psaume et l'impératif [...] elle ne connaît que l'écriture prosaïque."

 

[1] Signalons deux sonnets traduits par Jean-René Lassalle sur le site Poezibao. On annonça par ailleurs une traduction des Sonnets par Alexander Garcia Düttmann et Philippe Lacoue-Labarthe, apparemment restée non publiée.

[2] L'éditeur signale que le titre sur manuscrit est Sonnette, et non Sonette comme l'usage le veut  (comme Rilke l'écrit), et comme le titre apparaît dans l'édition de Suhrkamp, qui a donc corrigé la licence poétique.

 

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