Cardada sans Tzara par Patrick Beurard-Valdoye

Les Célébrations

Cardada sans Tzara par Patrick Beurard-Valdoye

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1 – Au pied de Monte Verità, la Maggia, rectiligne, conclut son cours par un delta en forme de feuille, juste en aval de la colline. Sur l’autre rive, la montagne d’en face s’appelle Cardada. Deux hameaux dominant des vallées en arrière-pays se nomment Mondada. D’autres toponymes confirment le suffixe dada dans les parages.

2 ­– Si la rigueur poétique interdit d’y voir l’origine du nom du mouvement zurichois, elle permet d’imaginer les éclats de rire de Hugo Ball et d’Emmy Hennings venus randonner dans les montagnes tessinoises avec Glauser ; le sourire de Sophie Taeuber rencontrant à son tour ces noms de lieux, et la confirmation pour Hans Arp que le monde était Dada avant Dada. Les rires de Marcel Janco aussi, de Hans Richter, de Viking Eggeling, ceux de Rudolf von Laban, des danseuses Suzanne Perrottet, Katia Wulff et Mary Wigman. Tout Dada venait à Monte Verità à l’exception de Tristan Tzara qui, cependant, demanda au printemps 1918 comment s’y rendre. Lequel affirme que l’appellation DADA fut tirée au sort. Ascona était la base arrière de Dada Zürich.

3 – Un numéro de la revue de Francis Picabia 391 mentionne les contrées dadaïstes : Zürich ; Berlin ; New York ; Barcelona ; Paris. Et Ascona.

4 – À peine installé à la Fondazione Arp-Hagenbach à Solduno (près de Locarno), je pars à la recherche du site où Laban fut pris en photo travaillant au bord du lac avec les danseuses et le danseur Totimo. Je me repère aux sinuosités des crêtes, à partir d’une reproduction du document de 1914. Impossible de trouver ce lieu que j’ai baptisé « la baie des Labanerinnes » : rien ne coïncide. Je marche des heures et rentre finalement bredouille à la résidence. Le lendemain le directeur à qui je montre la photo, et qui voit de chez lui les dites montagnes, me déclare : « elle est reproduite à l’envers ». Je prends conscience qu’à chaque fois ou presque, ces images imprimées – voire montrées, comme dans l’exposition Danser sa vie au Centre Georges Pompidou – sont à l’envers. ISTORIN : Eprouver le site par la présence. Mettre à l'épreuve les attestations de vérité. Et je serais tenté de penser parfois que trop longtemps on a abordé la question en dépit du bon sens.

5 – Arp et Sophie Taeuber résidèrent sur la colline de Monte Verità (chez Alexy von Jawlensky notamment), puis dans la villa Saleggi au bord du lac, au pied de Monte Verità, et à partir de 1960 à la villa Ronco dei Fiori. Il avait installé son banc juste en vis-à-vis de la colline. Pour fêter ses soixante-dix ans il invita ses amis dadaïstes dans un restaurant sur Monte Verità. Michel Seuphor reçut par la suite la seule lettre autographe d’Arp, lui racontant la journée. « Je regrette beaucoup que les circonstances ne m’ont pas permis d’être parmi les « circonstancionnistes » qui ont fait avec constance l’ascension du Monte Verità » répond Seuphor (9.10.1957).

6 – Le 18 mars 1917 à Zürich, Hugo Ball écrit dans son Journal : « Dimanche dernier, bal costumé chez Mary Wigman. Pour la première fois, on a pu écouter des poèmes de Jean Arp, récités par son ami Neitzel, installé sur un tapis dans la position d’un derviche. » Hans Arp confirme : « Dans l’école de danse de Mary Wigman et Rudolf von Laban mon ami Neitzel a lu le 18.3 habillé en turban, quelques poèmes de Wolkenpumpe… Katja Wulff a lu sous un sac de papier rouge feu des poèmes … Elle a lu mes poèmes en dernier. » On voit bien que les liens tissés entre les artistes et poètes Dada d’une part, les danseurs de l’école Laban d’autre part, sont aussi des relations engendrant l’entrelacement des champs artistiques. Ce n’est pas d’une part et d’autre part, à moins d’une approche segmentée, voire positiviste. Et ça ne devrait plus être Zürich d’une part, Monte Verità d’autre part. C’est tout un. Marcel Janco à Arp (29.12.66) : « L’exposition de Paris nous a encore une fois convaincu que l’esprit Dada leur est resté étranger. »

7 – L’esprit Dada, c’est d’abord l’un multipolaire. L’un communautaire. Multiplicité des pratiques, des expériences, des techniques, des mediums, des lieux. Multiplicité linguistique : « Attention aux pick-pockets very much E pericoloso » lit-on en bas de l’affiche bilingue de la soirée à la galerie Dada le 23 mars 1917.

8 – Kunstschule für Kunst - Monte Verità Ascona. L’école dirigée par Laban l’été 1915 – envisagée dès juin 1913 – fondée en lien avec la coopérative, et qui s’appela l’été suivant la Labanschule, était une école des beaux-arts expérimentale et mouvante. Y étaient enseignés quatre domaines artistiques. Bewegungkunst (l’art du mouvement) ; Tonkunst (les arts sonores) ; Wortkunst (les arts poétiques) ; Formkunst (les arts plastiques). Mary Wigman (encore à l’époque Wiegmann) donnait des cours de gymnastique artistique et hygiénique, et de musique. Katja Wulff, initialement formée au design graphique, enseignait le dessin, et donnait des cours de danse que suivait Sophie Taueber, bien qu’elle-même professeure à la Kunstgewerbeschule de Zürich. « Son art du mouvement aussi était très particulier. C’était très difficile de l’intégrer dans un groupe » se souvient Wulff. Laban enseignait la danse, assisté de Suzanne Perrottet. Il y avait aussi un cours d’éducation harmonieuse. Il s’agissait surtout dans l’esprit de Laban comme de Henri Oedenkoven et Ida Hoffmann, les initiateurs du projet pédagogique, de favoriser un climat tous azimuts en vue d’une transformation sociale. Pour préparer l’après-guerre, à l’instar de Johannes Itten à Wien ou Walter Gropius à Weimar. Car comme l’écrivit Fridtjof Nansen  le fondateur du Haut Commissariat aux Réfugiés : « Ce qu’il y a de plus horrible dans la guerre c’est l’après-guerre. »

9 – Bien des textes d’obédience surréaliste prétendent que Dada fut nihiliste. C’est Ubu roi ! Est-ce qu’on participe à une école des Beaux-Arts lorsqu’on est nihiliste ? C’est au contraire la pratique du non-rien, du nicht nichts ; une ouverture formelle dans la pensée et le decorum modernistes. Quant aux véritables nihilistes, ils étaient empereurs – Franz-Joseph et Wilhelm – ils n’aimaient ni leur proche cousin anglais ni le Russe, et détestaient l’ordre républicain. Et pour ce qui était des arts modernes…

10 – A l’inauguration de l’exposition Tristan Tzara l’Homme approximatif du MAMC Strasbourg, son commissaire Serge Fauchereau - qui nous fait un beau présent – déclare : « Tzara a détruit, puis il a construit ». Vieux réflexe. Que diable Tzara aurait-il détruit ? Il a proposé de puissantes et innovantes bifurcations artistiques, mais personne ne doutera qu’il n’a jamais empêché l’art ménagé à se répandre dans les journaux, les universités et les librairies. A la rigueur il a détruit le chemin de sa propre gloire.

11 – Un passage du journal de Hugo Ball est « très parlant » par son silence. En juin 1916, il décrit d’abord comment il conçut le « costume » pour proférer « un nouveau genre de poésie, la poésie sans mots » dansune espèce de cylindre contraignant chaque mouvement au point qu’il se fit porter sur la scène du Cabaret Voltaire – on comprend à quel symbole représentant l’habit guindé il s’attaque, et Suzanne Perrottet de son côté raconta que les danseuses durent apprendre à coudre des robes sans corset pour danser plus librement. Ball évoque sa crainte d’apparaître ridicule face à Mary Wigman et von Laban dans l’assistance. C’est alors que déclamant, il comprit la nécessité d’improviser dans une sorte de transe religieuse le mode ultime d’engagement physique, aux limites de l’explosion de cette « langue corrompue par les journalistes ». Faisant suite à ce passage du 24 juin, un vide de cinq semaines. Le journal reprend dès l’arrivée au lac Majeur. Ball y redécouvre les sensations du corps nu et blanc dans l’eau aux reflets d’argent, sous les montagnes d’un bleu acier. Et il préfère écouter un vacher sourd-muet s’exprimer, que de répondre aux Dadaïstes impatients. Que s’est-il donc passé durant ces semaines de silence entre Zürich et le Tessin, juste après la performance poétique ? Hugo Ball évoque le 4 août « la nostalgie de guérison ». Peut-on parler d’un effondrement autant du corps corseté que du mental, concrétisé par la dislocation du langage fauteur de crise ?

12 – L’exposition Tristan Tzara l’Homme approximatif montre l’étonnante fidélité des amitiés qu’entretint Tzara avec tous les artistes. Des duos avec de nombreux peintres. Des correspondances avec des poètes. Nous sommes loin de l’image académique du survolté, de l’excité verbal, du pamphlétaire, du provocateur. Il devait y avoir chez lui une grande générosité. Breton lui dédicace un ouvrage par la formule : « Tzara … que j’adore » (cette envolée de1932 semble certes destinée à recoudre quelque fil). DADA fut aussi l’apprentissage de la vie collective.

13 – J’ai rendu visite à Peter Bissegger, propriétaire d’une maison dominant la Maggia. On doit au génial designer d’espace la reconstitution du Merzbau de Kurt Schwitters, à l’initiative de Harald Szeeman. Et l’on doit la redécouverte de Monte Verità en partie à Harald Szeeman. Bissegger m’a raconté comment ça a débuté. Szeeman qui venait chez une amie dans la contrée, rendit visite à son ami zurichois Bissegger. Lequel montra du doigt la colline en la nommant. « Monte Verità » ? demanda Szeeman intrigué. Dès les premières recherches, il se rendit compte qu’il fallait d’urgence constituer des archives, récolter les ultimes témoignages avant que tout ne s’éteigne. Il monta une exposition à caractère anthropologique en 1978. Enfin l’on rénova quelques bâtisses, dont la casa Anatta. Il fallut encore quelques années, me semble-t-il, pour circonscrire la nature des ponts et des tunnels entre Monte Verità et Dada Zürich.

14 – Parmi les témoins considérables, Suzanne Perrottet dirigeait encore son école de danse expressionniste à Zürich. Quelque chose de bouleversant se produisit après sa mort. On fit venir Harald Szeeman. Il y avait sous le lit de la défunte une grande valise. On l’ouvrit. Elle n’en avait jamais parlé. C’étaient les archives personnelles de Rudolf von Laban, un pan de l’histoire des avant-gardes. Les programmes, les photos, la correspondance, qui montraient en présence autant la danse que les arts plastiques, scéniques, la poésie et la musique ; autant l’école de danse que le Cabaret Voltaire ou la galerie Dada. Fuyant Berlin en 1936 pour Paris, Londres puis Manchester, Laban confia la valise à Suzanne Perrottet qui la conserva secrètement plus de cinquante ans. Les temps avaient changé, la Suisse entre temps enrichie devint pudique et peu encline aux tendances communautaires, aux adeptes de la « Lebensreform », à l’émancipation des corps, à une pensée non-militaire du collectif. Le séjour suisse de Bakounine était oublié et l’on ne voyait plus en Tolstoï qu’un romancier.

15 – « Pour éviter une interprétation nationaliste, l’éditeur de ce recueil déclare… », lit-on dans Cabaret Voltaire en 1917. N’est-ce pas ce rejet du nationalisme aussi, que l’inconscient collectif reprocha à Dada Zürich ? Faut-il rappeler qu’Ivan Goll, revenant d’Ascona à Paris, se voit confisquer les exemplaires de son anthologie de poésie expressionniste allemande, qu’il a conçue, traduite et éditée, par la police en 1920, et pour des raisons de « sûreté nationale » ?

16 – Dada Zürich était déjà sur le chemin des Etats-Unis d’Europe, au sens d’un Jean Monnet, d’un Denis de Rougemont, d’un Jean-Paul de Dadelsen. Rougemont : « il faut helvétiser l’Europe ! ».

17 – Marcel Janco n’était pas le moins singulier. Il resta en lien avec les dadaïstes, qu’il visita, Suzanne Perrottet y compris. Il s’était installé en Israël. Un jour les bulldozers s’apprêtaient à raser un village arabe abandonné. Il leva la main et dit stop. J’ignore comment il s’y est pris, mais il réussit à sauver les bâtisses, et à convaincre les autorités d’en faire un village d’artistes. Une véritable utopie dont il devint maire : Ein Hod. Il invita ses amis Arp, Richter à y séjourner et produire des œuvres.