Du désarroi et de la confusion  par Charles Pennequin

Les Incitations

28 janv.
2021

Du désarroi et de la confusion  par Charles Pennequin

  • Partager sur Facebook

 

Une réponse au texte de Christian Bernard.

 

 

Monsieur Christian Bernard, qui est un écrivain et un institutionnel, grand amateur d’art et directeur de musée puis premier directeur du Mamco de Genève (également commissaire d'exposition du pavillon français à la biennale de Venise, pour l'installation de Claude Lévêque, justement), est en colère contre ce monde devenu normatif et ses nouveaux censeurs, « qui savaient » mais qui ne disaient rien et qui vont s’empresser de jeter aux oubliettes l’artiste Claude Lévêque et ses œuvres. Et on peut le comprendre et déplorer ce qui arrive à cet homme. On peut s’attrister, sincèrement, comme ce responsable artistique le fait, sur cette médiatisation qui jette « un discrédit », comme on dit dans les journaux, sur une œuvre « sulfureuse » et un artiste à la démarche déviante et punk dans un monde aussi atone que le nôtre. On peut être de tout cœur avec cette plainte, c’est sûr, et rejoindre aussi celle de l’artiste, quand celui-ci écrit à Laurent Faulon qu’il [se]  « désole qu'on soit parvenu à ce point de non-retour tant de temps après une aventure forte à une certaine époque, inavouable aujourd'hui. »

Monsieur Christian Bernard s’attriste de cet actuel où le monde, devenu plus normatif, a tendance à un peu trop protéger la victime, qui selon lui a bien su [prendre] «  place dans le jeu social et politique » et dont la figure s’est (honteusement ?) diversifiée (sic) ; un peu comme une entreprise qui se diversifie en somme, cette victime a maintenant plusieurs domaines d’activité et pourra donc gérer « en cas de crise » ! Quoi de plus normal, normatif, dirions-nous (si nous oserions en rire !), dans un monde ultra libéral ? Et ce monde n’est-il pas non plus issu des années 80, justement, ces fameuses années de  libéralité, lorsque monsieur Claude Lévêque a commencé à se faire connaître ? Monsieur Christian Bernard adopte le langage entrepreneurial au sujet de la victime, et d’ailleurs il n’a jamais vraiment remarqué ces petites mains qui, comme toujours dans le monde de l’art, se font exploiter. Il a juste noté qu’il y avait, certes, de jeunes assistants, mais comme un bon patron d’entreprise qui se respecte, l’important était d’avoir d’excellents rapports avec son interlocuteur direct, de le « côtoy(er) (…) en maintes circonstances, mais sans être au courant de ce qui se passait en dessous, dans les caves de la création[1]et maintenant il s’offusque que l’institution s’apprête à lâcher cet artiste qu’il a tant soutenu.

C’est étrange, car une des premières fois que l’on m’a évoqué le nom de cet artiste, c’était pour me dire que je lui ressemblais. C’était une amie, et une amie de cette amie lui avait fait part de cette ressemblance : le côté baraqué, terrien,… tout en ajoutant que ça s’arrêtait là, car elle était persuadée que je n’avais pas, pour ma part, de passion pour les jeunes garçons. Cette amie d’amie n’était pas du tout une proche de Claude Lévêque, elle ne l’avait jamais côtoyé, n’avait jamais partagé d’exposition ou quoi que ce soit. Ça se savait donc, nous le savions et comme dans beaucoup de cas d’incestes, de viols sur mineurs, l’entourage (et ici c’est un entourage encore bien plus vaste que les voisins d’un village) sait et se tait, ou plus exactement il parle, mais n’arrive pas à criminaliser ces actes (pour le cas de Lévêque comme pour celui de Matzneff). Et il ne s’agit pas de désigner, comme le fait monsieur Bernard, d’infâmes complices mais de renvoyer à des lectures sur ces cas où des spécialistes ont réfléchi sur ce problème[2].

La médiatisation crée un scandale, et c’est vrai pour un tas d’affaires, pour les cas d’incestes où le tout venant est accusé ou, comme pour le cas où ce sont des vedettes incriminées, des écrivains, des artistes, qui ont eu une pratique « pas très avouable », « déviantes » et connues de (presque) tous. Tout à coup cette affaire de mœurs explose à la face de ceux qui savaient mais ne disaient rien. Et cela vaut pour Gabriel Matzneff, pour Roman Polanski, pour Olivier Duhamel ou dernièrement pour Claude Lévêque[3]. Avant cette médiatisation, pour ceux qui savaient, ça relève presque du folklore, on dit par exemple que cet artiste est vraiment sulfureux, qu’il va au bout d’une expérience et en disant à quelqu’un d’autre que l’on sait, on montre qu’on est aussi du milieu, qu’on fait partie de cette petite affaire qui passe de bouche à oreille. On fait partie du cercle ! On dit alors que ces cas de violences sexuelles, ou ces incestes pour le cas de violences à l’intérieur des familles, sont « commérées ». Mais là-dessus, monsieur Bernard est plutôt pur, il n’a pas vu. Il ne fait donc pas partie de cette chaîne infâme qui maintenant va se dé-chaîner sur celui qui va tomber bien vite dans les oubliettes de l’institution. 

En fait, monsieur Bernard, qui est un intellectuel, un poète, réagit dans son texte en tant qu’homme blessé qui défend un artiste (et nullement Laurent Folon, soit dit en passant), ne veut pas traiter du fond du sujet ; il se plaint et pleure cet artiste qu’on ne pourra plus exposer et que l’institution lâche. Mais que fait l’institution en général ? Elle a su pour le cas de Claude Lévêque l’honorer, comme elle l’a fait pour nombre d’artistes qu’elle a su aussi liquider l’heure venue, pour une raison ou pour une autre. L’institution c’est le lieu même des faux-culs, ou osons alors les appeler des stratèges, mais avec une hiérarchie frileuse et sans véritablement de pensée créatrice, de véritable conviction. Que peut-on donc attendre de plus de ce monstre froid qui répond surtout aux injonctions financières et/ou politiques du pays (la représentation culturelle, par exemple, de la France dans le monde) ?

 

 [1] On s’en offusque pourtant lorsqu’il s’agit de produits de consommation courante. Lorsque, par exemple, H&M ou Beneton font produire leur vêtement au Bengladesh par des petites mains payées 30 euros le mois.

[2] Je me permet de renvoyer à cet éclairant entretien dans Médiapart concernant un inceste mais qui réfléchit plus largement sur des abus sexuels « commérés » mais jamais criminalisés :

[3] Contrairement à David Hamilton, qui incluait aussi ses rapports avec les enfants dans son art, mais son entourage ne semble pas avoir été au courant de ses viols sur mineurs. Cela dit, qui aurait l’idée ici de venir défendre l’art de monsieur Hamilton ? Ou bien, sur ce site, qui aurait l’audace de venir témoigner pour Matzneff !? On le trouvera plutôt dans la rubrique « extrême-droite » du site : les gens pas fréquentables, donc pas défendables. Du coup, c’est toujours à partir d’un certain pré carré qu’il y a une défense d’un artiste ou la défense pour la liberté sexuelle. Comme le dit mon amie, à qui une amie lui avait évoqué ma ressemblance en presque tout points avec Claude Lévêque : « Les mœurs doivent rester du côté du bien ou du pas bien ; on refuse d’interroger les champs de force, les rapports de domination. Ce qu’on refuse au fond, c’est de porter là-dessus un regard politique ».