Mark Twain (1835-1910) par Christian Désagulier
Mark Twain, un vagabond à l'étranger sur terre
Vous avez du vague à l’âme, Mark Twain est fait pour vous !.
La poésie mène à tout à l’instar d’un bateau à roues à aubes, à roues à meuler l’eau, à aubes comme à crépuscules, aux sifflets d’orgue moqueurs et le cœur moteur dont les ventricules pulsatiles battent en phase : « - Mark twain ! Mark twain ! ».
C’est ainsi que le sondeur encordé crie au pilote du bateau à vapeur, en quoi le fleuve en farine d’eau est réduit pour aller de l’avant, crie la profondeur quand elle marque deux brasses (mark twain pour two en argot du Mississipi..), à la nuit qui ne dit pas si l’on est proche du redouté de ses bayous tentaculaires ou bien du lunaire milieu de son lit. « -Mark twain ! Mark twain ! » et dès lors redevient compatible du tirant du steam-boat.
C’est alors que le pilote imprime au gouvernail, à la seconde roue de ce chariot d’eau et de feu, la trajectoire idoine dans la brume opaque et que le pilote se nomme Samuel Langhorne Clemens dont l’insouciance des passagers dansants, jouants, riants, bruyants aux lustres tapageurs sur le pont supérieur, dépend..
S. L. Clemens enregistre l’expérience de plusieurs métiers, à commencer par celui de typographe à l’adolescence puis celui de journaliste pour le Western Union dans le Missouri. Après avoir navigué dans de nombreuses bibliothèques publiques, il se sauve vers la Côte Est et retour au Sud où il se fait imprimeur et publie à vingt ans dans le journal ses premières chroniques locales et relations de voyages dans l’espace du dedans américain. Il se distingue déjà par de ces traits d’humour qui détendent le visage aux pensées matinales d’après rêves oubliés. Apprendre, écrire, gagner sa vie, il exerce un temps le métier de pilote de steam-boat qui attirait l’enfant et adopte le pseudonyme de Mark Twain en souvenir de ses pilotages sur le Mississipi pour signer ses récits d’expériences et d’observations..
C’est alors que la Guerre de Sécession éclate. Engagé sudiste, il l’achève dans les troupes de l’Union : si militaire est un autre métier, la guerre, le temps et le lieu de l’apprentissage du tuer ou se faire tuer ne s’apprend pas. Sa prise de conscience anti-esclavagiste trouvera une expression poétique dans les « Aventures de Huckleberry Finn » (Adventures of Huckleberry Finn, 1885) qu’Ernest Hemingway et William Faulkner tiennent pour le premier roman américain, une fausse sequel des « Aventures de Tom Sawyer » lesquelles l’auront fait reconnaître. Apprendre, gagner sa vie, il gagne à l’issue l’Ouest des mines d’argent après l’épuisement de celles d’or dont l’harassante extraction appauvrit. A Carson City il laisse fatalement une fortune de poches vides et renoue avec le métier de chroniqueur en 1862.
Retour d’un premier voyage outre atlantique, lequel le conduira d’Angleterre en mer Méditerranée via la France, de l’Italie aux îles grecques jusqu’en Terre Sainte, il pointe dans « Le Voyage des Innocents » (The innocents abroad or the new pilgrim's progress, 1869) où la référence au Pilgrim’s progress de John Bunyan n’est, elle, pas innocente, dont l’alacrité maquille le sérieux, les travers de ses compatriotes délocalisés, étudiants, touristes, en manière d’autocritique comparatiste où la mise en boîte analytique ne lui déplaît pas, et publie ce faisant le premier de ses récits d’argonaute, de représentant des mots. Suivront Roughing It (1872) récit de sa virée dans l’Ouest, Old Times on the Mississipi (1876) décrivant son expérience de batelier (1876) puis après le très-fameux « Un vagabond à l’étranger » (A tramp Abroad, 1880), paraîtront Life on the Mississipi (1883) et Following the Equator (1897). Apprendre, gagner sa vie, écrire..
Par le côté qui consiste à dire ce qui ne plaît pas, Mark Twain fait penser à Albert Londres, deux reporters sans défausse. L’un et l’autre sont équipés de détecteurs d’anomalies et se font forts d’en clarifier les causes, la révolte chez l’un le cédant à l’ironie chez l’autre, de porter les conséquences de toutes discriminations à l’expression littéraire qui consiste à ouvrir les huîtres des yeux à la plume, ce qui n’exclut pas d’y trouver des perles, mais chez Mark Twain avec une plume de plume, lissée d’implicite, faussement plus légère, telle qu’elle peut sembler paraitre comparée à une autre de poids égal mais d’acier trempé aux plaies, au perçage similaire des jours.
Pour l’heure il a fait paraître « Les aventures de Tom Sawyer » (1876), lesquelles confortent sa notoriété sauf que les symptômes de la panne d’écriture se manifestent et certains ennuis financiers d’inventeur typographe désappointé dont la concurrence du compositeur Paige puis de la Linotype contrarieront l’exploitation du brevet.
Mais il va se refaire et repart pour un tour d’Europe dont « Un vagabond à l’étranger » (1880) sera le compte-rendu très sélectif, où il trouvera une inspiration renouvelée et littérairement innovante dans les « Aventures de Huckleberry Finn » paru en 1885. À cet égard, James Joyce aurait pu y trouver quelque matière à son Finnegans Wake dans la captation écrite de la langue parlée de Jim, le héros afro-américain ami de Huck, à la traduction de laquelle beaucoup1 se sont tordus les plumes avec plus ou moins de bonheur pour ne pas verser dans le « petit nègre »..
Jim dont nigger est le nom à la place, est employé à 163 reprises par Mark Twain, une insulte comme the n-word 2, « le mot en N » est devenu, plus intolérable à entendre et lire s’il se peut aujourd’hui qu’hier lorsque prononcé, écrit par un Blanc, au moyen duquel les niggers se désignaient fraternellement entre eux, se réappropriant par un retournement ironique l’insulte raciste que leurs ascendants devaient endurer dès la descente des bateaux négriers. Cet emploi récurrent vaut à « Huck » d’être aujourd’hui rangé au rayon des livres racisants aux Etats-Unis, quand bien même il dépeint une réalité sociale comme celle d’avant-guerre de Sécession. Il faudrait faire la généalogie du mot négro et bougnoule et crouille et youpin, bien que toutes les bouches soient roses à l’intérieur, quand y bouge la langue française..
Dans le « Vagabond à l’étranger » 3, l’ouvrage précurseur de « Huck », Thierry Gillibeuf qui a su transposer efficacement les traits facétieux de l’humoriste américain dans notre langue, fait remarquer dans la préface que le mot tramp signifie à la fois randonnée à pied et vagabond, cette polysémie n’est pas non plus innocente si l’on songe au premier « Voyage des innocents », « l’innocent est désormais devenu un tramp cynique et désabusé, pathétique avatar de l’aventurier devenu touriste ». Il s’agit ni plus ni moins pour le « vagabond » de faire « une randonnée » en Europe à pied avec le complice Harris (le révérend meilleur ami Joseph Twicell, le modèle du personnage), d’une Europe irait-elle de Paris à l’Oural et d’Helsinki à Syracuse, réduite dans tous les cas à la taille d’un confetti pour un Nord-Américain..
C’est ainsi que l’étranger narrateur circonscrit l’Europe à l’Allemagne pour la moitié de l’ouvrage, la Suisse et un morceau de France alpine, quelques pages de Rome, Venise, Florence où l’on cherchera en vain l’influence de Henry Beyle, cet autre écrivain-ingénieur dans un ouvrage qui en compte plus de six cents : ce n’est pas la quantité qui compte mais qui comble de plaisir anticipé, renouvelé et durable lectrices et lecteurs..
Le séjour à Heidelberg est l’occasion pour les deux compères de s’entraîner à la marche à pieds dûment armés d’alpenstocks (pas moins de 15 occurrences du mot désignant cette longue canne alpine ferrée, ce porte-plume d’alpiniste ?), comme si l’énonciation du mot valait garantie d’endurance et dépassement de soi en vue de futures ascensions (rédactions ?) : un objet transactionnel en forme de bâton de Saint Patrick ? Le train est toutefois systématiquement préféré comme le moindre effort conformément au principe de Maupertuis, dès lors que pour arriver à destination, la possibilité de substituer le rail à la marche se présente, pourvu d’effectuer le trajet en train équipés de leurs sempiternels alpenstocks..
Du temps est également prévu pour l’apprentissage de la langue allemande et celui la peinture. Parmi les 328 illustrations reproduites dans l’édition originale quelques-unes donnent un aperçu des dons plastiques en adéquation avec le style de Mark Twain :
« Haemmerling nous apprit à peindre des paysages. Vogel nous apprit à peindre des personnages, Müller nous initia aux natures mortes, et Diez et Schumann nous dispensèrent un enseignement complet dans deux spécialités : les champs de batailles et les navires échoués. »
Après être parvenu, presque, au sommet du Cervin, le Matterhorn tel qu’il est nommé en Suisse est encore plus haut, la redescente sans périls à Zermatt s’effectuera en glacier à la vitesse du Gorner à raison de deux centimètres par jour, faute d’être parvenu à convaincre Harris de sauter du sommet en parapluie ou d’être en mesure de se procurer des montgolfières illico :
« Le temps nécessaire pour y aller par glacier est un petit peu plus de cinq cents ans ! Je me dis par-devers moi : ‘’Je peux y aller plus vite à pied – et c’est ce que j’entends faire plutôt que de prêter main-forte à cette arnaque.’’ ».
Ou bien encore, procède-t-il par procuration, mandatant Harris pour faire l’ascension périlleuse d’un sommet de la Jungfrau tandis qu’il demeure à l’hôtel pour lire un manuel d’escalade, stipulant à son co-équipier ainsi flatté, de prendre des notes, de lui rédiger un rapport aussi détaillé que possible, de sorte qu’il puisse s’en approprier l’exploit pour le raconter, ce qui donne au chapitre intitulé « Harris gravit des montagnes pour moi » un récit fantasque digne de « Mes propriétés » de Henri Michaux, rédigé par un barbare en Europe :
« Le manque de variété du paysage depuis Hospenthal a rendu le kahkahponeeka fastidieux … une immense masse nuageuse, arrivant du Finsteraarhorn jusqu’à nous, déversa un déluge d’haboolong et de grêle … Un bzzzzzzzzeee très froid accompagnait l’orage … Le lendemain matin l’hogglebumgullup ne s’était pas amélioré… »
Et ainsi de suite durant huit pages truffées de termes fidjien, esquimau, zoulou, choctaw, chinois. Une fois encore la lecture se subroge à l’agir..
Au fond qu’importe que Mark Twain ait réellement effectué toutes ces excursions, escaladé le Cervin, et même vécu toutes ces aventures au cours de la descente en radeau de l’impassible Neckar. Que ces vagabondages soient inventés, qu’importe – de la part de l’inventeur d’un compositeur typographique ou d’un album de rangement d’images aux pages enduites de colle sèche, c’est bien le moins – qu’importe puisqu’à Mark Twain nous sommes encordés pour des ascensions en alpenstocks et naviguons en confiance auprès d’un batelier qui n’a rien perdu de ses réflexions puisqu’il parvient à nous faire oublier que nous sommes seuls sur terre. La preuve en est que c’est à télescope que lui et Harris, à tour de rôle – Harris c’est à dire nous, lecteurs –parviennent au sommet du Mont Blanc4..
1 Les dernières en date : Mark Twain, Aventures de Huckleberry Finn, traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Hœpffner aux éditions Tristram, 2013 et traduit par Philippe Jaworski, in Œuvres, La Pléiade Gallimard, 2015
2 Cyril Vettorato, « The n-word : Les usages du mot “nigger” dans la littérature africaine américaine », Carnets [En ligne], Première Série - 3 Numéro Spécial | 2011 :
3 Un Vagabond à l'Étranger, traduit de l'anglais (États-Unis) par Thierry Gillybœuf, éditions La Baconnière, 2017