L’appel des images de Catherine Chalier par Christian Désagulier

Les Parutions

24 sept.
2020

L’appel des images de Catherine Chalier par Christian Désagulier

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L’appel des images de Catherine Chalier

Le monde est une et une seule image grandeur nature de lui-même. Unique image qui nous parvient sous forme digitale pixélisée de toutes les images à haute-résolution affichées aux écrans vitreux partout sur terre, et qui cachent plus qu’elles ne montrent, montrent ce qu’elles cachent aux milliards d’yeux tétanisés.

Les images de toujours ont fait parler d’elles, de toujours on les a fait parler. Les êtres humains dont elles sont l’apanage avec ceux des animaux qui dans un miroir reconnaissent leur image, suscitant l’attraction ou la répulsion.

Mentales, toutes in fine le sont, cérébrales les sensations, les sentiments qu’elles nous font fuir ou rechercher, de désolation, de consolation, de manque, de complétude. Et lorsqu’une image est insoutenable, nous rappelle que voir suppose de croire ses yeux, quand bien même en toute image il y aurait de l’irrémédiable dès lors qu’elle a été imaginée, une image de plus, insoutenable elle aussi : on n’en sort pas..

Une et une seule image du monde après qu’il eut été reproduit en modèle réduit aux grottes d’ocres et de charbon de bois, après qu’il eut été révélé par son créateur à sa créature à l’image de lui-même comme il est raconté dans la Genèse biblique dans notre partie du monde fondu dans le monothéisme et comme nous le confirment les artistes fabricateurs d’images de cette image qui se confrontent à l’irréductibilité de la dissemblance. (Est-ce à dire que l’être humain exercerait ainsi une concurrence déloyale, que ses images seraient des copies de faussaire absolu jusque dans ses approximations ?)

Et pourtant, on nous l’avait bien dit :

« Tu ne feras pas d’idole (pesel), ni une image quelconque (temouna) de ce qui est en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre » (Ex. 20, 4 ; Dt. 5, 8)

nous rappelle Catherine Chalier, complétant :

« Mais Celui qui parle sait aussi que cet interdit ne pourra pas être respecté à la lettre […] puisqu’Il ajoute immédiatement : ‘’Tu ne te prosterneras pas devant elles, tu ne les adoreras pas …’’ ».

Et délimite ainsi le cadre biblique de cet Appel des images, l’illimite au cours d’une analyse incrémentale, suivant une discursivité sémantique que sa connaissance de l’hébreu autorise, en philosophe catholique convertie au judaïsme, de sorte que dieu s’écrit Dieu, il, Il, quand la typographie fait signe d’y croire..

Un interdit, mais que l’on vénère l’image d’un dieu ou de plusieurs, que l’origine du monde relève de mythes antinomiques ou animistes, cela fait-il une grande différence en ce que toute représentation imagée, plastique comme dénominative, toute description imaginative bloquée sur ses signifiants en ce qu’elle n’envisagerait pas l’image dans toutes ses significations, impliquerait logiquement un comportement idolâtre des mots à la polysémie toute relative – et l’abstraction en matière plastique ou sémantique, manière de substituer l’une par l’autre ?.

Et comment cet interdit continue de nous parvenir par écrit à la vitesse d’une lecture interloquante, telle qu’émis par le Livre de Tous Les Livres, inlassablement relu et interrogé dans cet ouvrage, ligne à ligne, sans interlignes..

Et de quelle puissance intrinsèque d’envoûtement, l’image procède-t-elle dont l’ouvrage de Catherine Chalier voudrait nous faire revenir à nous ? Et quelle peur inavouable la beauté des images adorées occulterait, sachant que les images que nous ressentons sont le produit de réactions chimiques d’oxydo-réduction ainsi que les décrit si bien Jean-Pierre Changeux dans son Homme neuronal. ?.

« C’est toujours en effet l’infortune de la mort qui s’installe, en nous, autour de nous, avec l’idole. Mais ce procès de l’idolâtrie doit-il donc être celui de toutes les images, picturales ou mentales ? […] elle porte en elle un coefficient de révolte contre ‘’Celui qui parla et les choses furent’’ […] Or si l’idolâtrie s’acharne à cela, souvent au nom de Dieu, c’est parce qu’elle ne supporte pas l’invisible, la transcendance et l’infini. »

Cet Appel me fait repenser aux icônes byzantines reproduites et dérivées jusqu’aux abstractions noires sur fond noir de Kasimir Malevitch, lesquelles se rapprochent jusqu’à la brûlure carbonisante du blasphème ; me fait repenser à l’éblouissant Christ Pantokrátor observé dans la cathédrale de Cefalù, aux millions de carrés de mosaïque polychromes préfigurant nos écrans CMJN ; me fait repenser dans la Chapelle Sixtine aux Bibendum sur-gonflés à l’hélium de Michel-Ange jusqu’aux tristement joyeux et plus vrais que personnages en apesanteur de Marc Chagall..

Et lorsqu’aux images sont attelés des discours d’escorte :

« Le contexte actuel d’inflation d’images auxquelles tant de personnes s’aliènent faute de résister à la fascination qu’elles exercent est solidaire d’une autre inflation : celle des mots innombrables censés les commenter. […] Or contrairement à une propension à les opposer […] regarder et écouter sont solidaires. »

Il m’apparaît alors que ce lisant, que là où l’écouté et le regardé sont solidaires, là sont les mots du Poème, le Poème travaillé jusqu’à l’extrême évidence, générateur d’arcs métaphoriques, de coïncidences  ..

La philosophe entreprend de montrer comment l’interdit peut être levé sans disgrâce forte d’une souplesse de philologue acquise à la lecture au plus près de la Bible et de ses talmudistes :

« ‘’Faisons Adam à notre image (bétselmenou) et à notre ressemblance (bédemoutenou)’’ (Gn. 1, 26-27). Comment penser cette image (tselem) et cette ressemblance (demout) divines portées par l’être humain, masculin et féminin ? […] Tselem traduit par eikôn dans la Septante, ne relève en effet pas des images interdites : au contraire, elle enjoint aux êtres humains de multiplier et faire croître une telle image (Gn. 1, 28) […] Parmi les nombreuses interprétations de ce vocable, celle de R. Chmuel Bornstein est notable : tselem dit-il, c’est ce qui unifie de l’intérieur le corps (gouf), l’âme vitale (nefech) et l’intelligence (sekhel) d’un humain. […] A propos des peintres de la Renaissance, Yves Bonnefoy écrit : ‘’Ils savent imiter, mais l’apparence et non l’intériorité, non le rapport du modèle à Dieu’’. »

Nous touchons là à la pointe stimulante et argumentée de l’ouvrage de Catherine Chalier distinguant le tselem du demout qui la conduisent dans un pictural chapitre final à consacrer de nombreuses pages à Nicolas de Staël et Mark Rothko en ce que ces peintres produiraient des images unificatrices, lesquelles seraient issues de « cette quête de l’union de l’apparent et de l’invisible au sein de l’image […], portées par une ‘’nostalgie’’ de l’unité qui ferait contrepoids au grand désastre qui menace le monde et qui, si souvent, s’abat sur lui […] or un tel voyage – comme tout voyage - s’oppose à l’arrêt idolâtre et complaisant devant une image. »

Ou comment faire pensimage (image de pensée, Denkbild, cf. Walter Benjamin), de ce qui surgit à la lecture de la Bible, comme de la Lecture fervente de tout Livre à laquelle cet « Appel des images » suggère une manière affranchie de se livrer..

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