Exercice de curiositié, pour Hubert Duprat par Nicole Caligaris
Une curiosité aiguë, nettoyée de ses sables, franche de discours, c'est ce que soulèvent les sculptures d'Hubert Duprat, par exemple cette pièce de cinq tubes d'un PVC sans couleur, 10cm de section, ligne irrégulière, tous à peu près de même longueur, celle du plateau de bois sur lequel ils sont entreposés, pas plus remarquable qu'une planche d'établi mais plaçant les cylindres à hauteur suffisante pour que le visiteur puisse se pencher et regarder l'intérieur, où leur paroi est brillante de petites billes, comme des hématites, à surface miroir.
Junichiro Tanizaki m'enseigne l'intimité. Je me souviens d'avoir appris dans son …loge de l'ombre (enfin réédité tout récemment chez Verdier), que les kimonos japonais masculins étaient ornés sur leur doublure intérieure alors qu'à leur face externe, publiquement visible, étaient réservés les tissus austères. Les tubes de Duprat présentent cette même caractéristique d'une intimité chatoyant dans le peu de lumière que le rapport entre la section et la longueur des tubes accorde à l'œil, et d'un extérieur sans effet, qui se présente comme négligeable. Le blanc des tubes n'est même pas une couleur, c'est le rien dans lequel ils pourraient être sortis du moule, leur forme ne retient pas plus l'intérêt, ni leur matière la sensualité. Ces tubes disparaissent à l'attention, à moins de perdre le temps de se pencher, en curieux, voir, à l'intérieur, la sculpture se produire, car c'est là que travaille le jour, attrapé par les orifices des tubes, empêché ou compliqué par leur ligne irrégulière, renvoyé par la surface et la courbe hémisphérique des innombrables petites billes. À l'intérieur, oui, j'ai envie de porter la main, et de voir, et de connaître.
Je me demande quel peut être le rapport de l'art à la connaissance exacte. Je me souviens que des artistes biologistes bidouillent le vivant, rémunérés par des laboratoires pour produire des animaux fluorescents ou des steaks démesurés de quelque viande dont j'ai oublié la nature. J'ignore pourquoi ces expériences n'éveillent en rien ma curiosité mais le sentiment que ce vivant sans œuvre est une branche morte de l'art. Entre sciences exactes et sciences humaines l'écart est connu : aux unes le soin trouver la réponse vraie, aux autres de trouver la question juste. Et l'art, dans ce monde scientificisé jusqu'à l'os ?
Une brochure m'explique le titre de l'exposition, WANI : acronyme gauchi d'Objet Artistique Non Identifié. Je remarque que la langue conne nous est encore tombée dessus, j'enregistre l'éclipse de l'œuvre sous l'objet et surtout, je me demande bien pourquoi il faudrait identifier une œuvre d'art. La lecture du paragraphe consacré à Duprat renseigne un peu sur l'opération d'identification à pratiquer : il s'agit de procéder par analogies, d'appliquer des figures littéraires, de deviner ce que pourrait bien représenter l'œuvre, en fonction de certaines références qui en constitueraient le cadre de lecture. Par exemple, les cinq éléments de Duprat pourraient représenter des segments d'intestin, mais non, une métaphore du « corps canal » des consommateurs que nous sommes, c'est puissant, c'est Sloterdjik, mais non, objet non identifiable, donc à sa place dans cette exposition WANI, CQFD, je ne sais par quelle nécessité, mais avec l'effet certain de n'accorder pas d'attention au corps sculpté et toute l'attention à l'image.
Il se trouve que j'écris ces lignes en écoutant le beau concert que la formation Steve Coleman and Five Elements*, a donné le 5 mai 2011 à la Cité de la musique, sous le titre Astronomie/Astrologie. Peut-être les musiciens tentent-ils aussi la jonction entre connaissance physique et analogique du monde, en tout cas je les entends chercher ce que donne en quintette la musique, comme il est probable que le sculpteur s'emploie à chercher ce que donne la matière et ma curiosité porte là-dessus : sur ce que fait la matière, préparée par le sculpteur pour être le siège de phénomènes, c'est ce que je trouve passionnant, chez Hubert Duprat, cette pénétration du corps, travaillé dans sa constitution interne, dans ses cristaux, jusque dans ses molécules, et ce relais de l'autorité à la matière, co-productrice de l'œuvre. Les Five Elements de Steve Coleman s'efforcent de trouver ensemble les conditions du phénomène musical qu'aucun seul n'a la possibilité de rêver tant que n'ont pas résonné les sons des uns et des autres. Et j'imagine le sculpteur tentant de trouver les conditions justes d'un phénomène qu'il est incapable de rêver avant que la matière n'ait donné à ses hypothèses sa réponse.
* Steve Coleman, Saxophone alto ; Jen Shyu, Voix ; Jonathan Finlayso, Trompette ; David Virelles, Piano, claviers ; Miles Okazaki, Guitare.
Junichiro Tanizaki m'enseigne l'intimité. Je me souviens d'avoir appris dans son …loge de l'ombre (enfin réédité tout récemment chez Verdier), que les kimonos japonais masculins étaient ornés sur leur doublure intérieure alors qu'à leur face externe, publiquement visible, étaient réservés les tissus austères. Les tubes de Duprat présentent cette même caractéristique d'une intimité chatoyant dans le peu de lumière que le rapport entre la section et la longueur des tubes accorde à l'œil, et d'un extérieur sans effet, qui se présente comme négligeable. Le blanc des tubes n'est même pas une couleur, c'est le rien dans lequel ils pourraient être sortis du moule, leur forme ne retient pas plus l'intérêt, ni leur matière la sensualité. Ces tubes disparaissent à l'attention, à moins de perdre le temps de se pencher, en curieux, voir, à l'intérieur, la sculpture se produire, car c'est là que travaille le jour, attrapé par les orifices des tubes, empêché ou compliqué par leur ligne irrégulière, renvoyé par la surface et la courbe hémisphérique des innombrables petites billes. À l'intérieur, oui, j'ai envie de porter la main, et de voir, et de connaître.
Je me demande quel peut être le rapport de l'art à la connaissance exacte. Je me souviens que des artistes biologistes bidouillent le vivant, rémunérés par des laboratoires pour produire des animaux fluorescents ou des steaks démesurés de quelque viande dont j'ai oublié la nature. J'ignore pourquoi ces expériences n'éveillent en rien ma curiosité mais le sentiment que ce vivant sans œuvre est une branche morte de l'art. Entre sciences exactes et sciences humaines l'écart est connu : aux unes le soin trouver la réponse vraie, aux autres de trouver la question juste. Et l'art, dans ce monde scientificisé jusqu'à l'os ?
Une brochure m'explique le titre de l'exposition, WANI : acronyme gauchi d'Objet Artistique Non Identifié. Je remarque que la langue conne nous est encore tombée dessus, j'enregistre l'éclipse de l'œuvre sous l'objet et surtout, je me demande bien pourquoi il faudrait identifier une œuvre d'art. La lecture du paragraphe consacré à Duprat renseigne un peu sur l'opération d'identification à pratiquer : il s'agit de procéder par analogies, d'appliquer des figures littéraires, de deviner ce que pourrait bien représenter l'œuvre, en fonction de certaines références qui en constitueraient le cadre de lecture. Par exemple, les cinq éléments de Duprat pourraient représenter des segments d'intestin, mais non, une métaphore du « corps canal » des consommateurs que nous sommes, c'est puissant, c'est Sloterdjik, mais non, objet non identifiable, donc à sa place dans cette exposition WANI, CQFD, je ne sais par quelle nécessité, mais avec l'effet certain de n'accorder pas d'attention au corps sculpté et toute l'attention à l'image.
Il se trouve que j'écris ces lignes en écoutant le beau concert que la formation Steve Coleman and Five Elements*, a donné le 5 mai 2011 à la Cité de la musique, sous le titre Astronomie/Astrologie. Peut-être les musiciens tentent-ils aussi la jonction entre connaissance physique et analogique du monde, en tout cas je les entends chercher ce que donne en quintette la musique, comme il est probable que le sculpteur s'emploie à chercher ce que donne la matière et ma curiosité porte là-dessus : sur ce que fait la matière, préparée par le sculpteur pour être le siège de phénomènes, c'est ce que je trouve passionnant, chez Hubert Duprat, cette pénétration du corps, travaillé dans sa constitution interne, dans ses cristaux, jusque dans ses molécules, et ce relais de l'autorité à la matière, co-productrice de l'œuvre. Les Five Elements de Steve Coleman s'efforcent de trouver ensemble les conditions du phénomène musical qu'aucun seul n'a la possibilité de rêver tant que n'ont pas résonné les sons des uns et des autres. Et j'imagine le sculpteur tentant de trouver les conditions justes d'un phénomène qu'il est incapable de rêver avant que la matière n'ait donné à ses hypothèses sa réponse.
* Steve Coleman, Saxophone alto ; Jen Shyu, Voix ; Jonathan Finlayso, Trompette ; David Virelles, Piano, claviers ; Miles Okazaki, Guitare.