Méchanceté de masse, I par Stéphanie Eligert

Les Incitations

01 juin
2006

Méchanceté de masse, I par Stéphanie Eligert

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Le trait le plus immédiatement attaché à la dernière exposition de Bourriaud et Sans au Palais de Tokyo (une exposition dont je me refuse absolument à articuler le titre au bout de mes doigts ou dans ma bouche), son trait le plus immédiat fut qu'on la quittait vides, sans pulsions de commentaires - comme morts de langage. Les raisons à ceci sont assez nombreuses (composition sans surprises, répétitive du choix des artistes, puis - je ne sais pas -, quelque chose comme une lassitude générale due à l'énormité fade de « l'événement »), mais il en est deux autres bien plus profondes, entrelacées et intégralement politiques.


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La cause majeure de cette sorte d'exténuation verbale, qu'on a tous ressentie (il me semble), provient du libéralisme militant des deux curateurs ; il s'est senti à tous les endroits de cette exposition, en se manifestant surtout par ce fait : un détournement uniforme du sensible ; et en premier lieu : le sensible propre à chaque pièce exposée ; il n'en est absolument aucune - en apparence - qui, au milieu de cette énorme douche de mêmeté, parvenait à conserver sa crête fragile ; tout s'émoussait et se connotait de la même manière et le visiteur, là-dedans, n'avait qu'à mécaniser sa morne expérience d'un surplace en mouvement : certes, il marchait beaucoup, mais ne parcourait rien : par un tour des plus mystérieux - en apparence -, il s'apercevait, assez éberlué, que les photographies de Bruno Serralongue pouvaient dégager exactement la même chose que la pièce de Valérie Mréjen, laquelle était exactement identique, par exemple, à celle de Mathieu Laurette. Comment une telle chose est-elle possible ? C'est qu'ici, tout se vaut ; chaque produit a la même chance d'être - la fonction des deux curateurs (ou disons : des magasiniers) étant d'aménager au mieux cette stricte « égalité des chances ». comment ? eh bien, comme cela : en peuplant d'une sorte de vacuité insignifiante chaque interstice séparant les pièces entre elles ; on peut appeler ce marketing spécial du sensible : le revêtement général d'indifférences.

D'où l'ennui tellement éprouvé par la masse des visiteurs. Cependant, « s'il n'y avait que ça », je ne me serais pas donné la peine d'écrire ce texte ; j'aurais indifféremment glissé à la surface de cette exposition comme nous glissons tous, toujours, au contact, désormais insensible, des imageries libérales (publicités, films, attitudes, etc.). Mais il y a bien pire que cela - et ce pire s'aggrave , précisément, du fait que dans le moment de visite, il se soit enrobé d'indifférence. Revenons à ce titre : son extrême violence, pour moi, provient de sa stratégie arrogante : on a beau faire et dire n'importe quoi, ce n'importe quoi est immédiatement avalé par lui ; ma contestation nourrit cette « histoire », tout comme ce que je consteste ; et bien sûr, cela sans différences entre nous - puisque justement, l'insupportable possessif de ce titre a pour rôle d'effacer la dialectique (sur cela, essentiel, je renvoie au livre d'Anne-James Chaton : L'Effacé, sens et tonka, 2005) : on est tous unifiés par la vertu surcynique d'un acte d'énonciation : ce « notre » du titre qui nous force - dans la banalité du nommer, des conversations - qui nous force à devenir les propriétaires immédiats de cette histoire. Puis-je faire revenir cette phrase de Barthes (qui fut élégamment jetée à la raie, certes du Collège de France, mais surtout celle de la scène théorique) : « la langue est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, mais d'obliger à dire. » (soit dit en passant que cet amoureux fou du langage ait pu dire une telle chose, reste - il me semble - intégralement à penser).