London Orbital de Iain Sinclair par Stéphanie Eligert

Les Parutions

15 déc.
2010

London Orbital de Iain Sinclair par Stéphanie Eligert

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Voici un livre merveilleux. Le dispositif est simple : un sujet parcourt à pied les 200,1 km du périphérique de Londres - nommé London Orbital -, et choisit de décrire tout ce qu'il voit. Enfin, « tout », ce n'est pas exact, son dispositif n'a pas cette pesanteur exhaustive. Au contraire, en bon psychogéographe (tout aussi influencé, semble-t-il, par l'énergie horizontale des Beat que par les dérives situationnistes), Sinclair est exclusivement sensible à des seuils urbains. Rappelons cette magnifique phrase de Benjamin citée par Hazan à l'ouverture de L'invention de Paris :

« Nulle part, il n'est possible d'avoir une expérience de la limite aussi originaire que dans les villes. [... ] La limite traverse les rues ; c'est un seuil ; on entre dans un nouveau fief en faisant un pas dans le vide, comme si on avait franchi une marche qu'on ne voyait pas1


Tout est dans la limite, dans cette fine articulation charnelle entre des « unités d'ambiance »2. Ainsi, parmi mille extraits possibles de London orbital, celui-ci où Sinclair semble littéralement écarter les parois internes de cette limite ville / périphérique pour l'élargir en un souple panoramique :

« Il suffit de monter sur une passerelle au-dessus de la M25, n'importe où entre l'échangeur 26 en lisière d'Epping Forest et la sortie de l'échangeur 25 pour Enflield, et l'on contemple le trafic à travers les dentelles de verdure, les plantations de bord de route, les jeunes arbres étouffés nourris au diesel. Le contexte de la vallée se révèle : enclos boueux rasés au bulldozer en vue de futurs aménagements, nouveaux systèmes de bretelles, maisons cubiques jaune beige pour primo-accédants ; collines basses, boisées ; chlorophylle persistante d'Enfield Chase et des environs. Terrain conquis. Jardineries. Pubs qui proposent des plats thaïs, chinois et indiens. » (Page 113).

Ou cette rapide percée longitudinale d'une ville de banlieue aux alentours de Goldens green (où l'on notera aussi la jolie façon qu'a l'écriture de Sinclair de prendre au vol la langue commerciale):

« La banlieue commence avec le crématorium : « 50 espaces, environ 60 corbillards ». Je recherche la plaque de Sigmund Freud. Je traverse un pré de boutons d'or pour admirer la perspective de ce monastère de brique rouge en promontoire, avec ses cloîtres et ses tours. Je quitte les lieux et accélère pour naviguer dans ce qui semble être une enclave exclusivement japonaise : des rues sûres, silencieuses. MAISONS JAPONAISES, annonce l'agence immobilière. Maisons blanches, toits de tuile rouge, voilages aux fenêtres. Avenues d'arbres bien taillés. Pas de magasin, pas de chiens. » (Page 131)

Evidemment, il serait tentant de faire la même chose avec le périphérique parisien. Certes, Philippe Vasset a raison : les périphériques étant tous aménagés de manière identique, on risque de voir ce qu'a déjà vu Sinclair. Cependant, il y a tout de même une différence : le boulevard circulaire de Paris est presque aussi vieux que Thiers et il s'y trouve donc beaucoup moins d'espaces vides que sur la London orbital ; tout est plus compressé. Par exemple, porte de Bagnolet, les Tours des Mercuriales (qui abritent tant de sièges sociaux) sont collées à des habitations sociales ; il n'y a pas d'interstices, de coursives transitoires et pour le flâneur, la conséquence en est un choc accru, une sensation de seuil maximale, particulièrement violente.

Après, textuellement, la langue de Sinclair a peut-être le défaut de ses qualités. Si la plupart du temps - comme dans les extraits ci-dessus -, ses phrases nominales sont de splendides petits impacts sensibles, il arrive aussi que cela se réduise à des jets d'adjectifs trop lyriques. Sans doute est-ce sa filiation à une urgence Beat qui explique ce goût pour une décharge expressive, aux plis parfois hallucinogènes. Mais au fur et à mesure de la lecture (très longue, ce livre faisant 650 pages), ces détails s'oublient et même, cumulativement, ils en viennent à donner l'impression que le volume est un carnet de notes épaissi - un enchaînement fluidifié de notatios (Barthes) qui réussit presque ce que Sôseki a raté dans Oreillers d'herbe : un roman fait de haïkus.

Le plus beau de ce livre, c'est encore sa permanente disponibilité libertaire au monde, à l'espace social. « Par delà le bien et le mal », Sinclair se promène et accueille tout visage, toute brusque inclinaison urbaine, et il en prend note - tranquillement - avec une sorte d'égalité conceptuelle et de bienveillance critique. Pourquoi ? Parce qu'il sait que ce geste d'écriture donne aux lecteurs la conscience que les centres étant désormais verrouillés (à la différence des 19 ème et 20 ème siècles), leur révolte devra commencer sur la périphérie fragile et malléable des capitales.


1 Benjamin cité par Eric Hazan, L'Invention de Paris, Seuil, « Points », page 13.
2 Voir l'IS n°2, « Essai de description psychogéographique des Halles », page 13 in Internationale Situationniste (1958-1969) Editions Champ Libre, Paris, 1975.

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