Matin de lumière de Jasmin Limans, 2 par Maxime Morel

Les Parutions

24 nov.
2020

Matin de lumière de Jasmin Limans, 2 par Maxime Morel

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Matin de lumière de Jasmin Limans, 2

 

Embarquement immédiat pour machine subjective à remonter et avancer le temps (sans arrêt jusqu’au point d’arrivée). 

 

Lorsque j’étais enfant, on disait souvent de moi, parce que je ne cessais pas de bouger et que je n’arrivais pas à me tenir tranquille, que j’avais avalé un ressort. Cette impossibilité à tenir en place m’a été reprochée dans d’autres circonstances (Florilège : Tu bouges comme un ver Tu me donnes le mal de mer)

Voilà qui explique peut-être pourquoi la lecture de Matin de Lumière, écrit par Jasmin Limans (Éditions Exopotamie) m’a semblé si palpitante. C’est un texte qui ne se tient jamais immobile, qui bondit et rebondit et nous entraîne dans des territoires et des météorologies variés, à travers des époques et des personnages multiples.

 Matin de lumière ne se compose pas d’une succession de petits poèmes à la manière de petits bibelots qu’on n’oserait toucher de peur de les faire tomber. Nul besoin d’être expert de Wittgenstein ou spécialiste de grammaire pour se laisser porter par le rythme du texte et pour être saisi par les imaginaires qui s’y déploient.

En revanche, ce grand poème, qui est particulièrement difficile à résumer, possède plusieurs ouvertures. Un des points d’entrées possibles serait de dire que Matin de lumière est constitué de souvenirs et de fragments d’un long voyage, d’un voyage qui se déploierait au sein de mémoires plurielles. Des mémoires individuelles de l’auteur, ou du moins ce qu’on peut identifier comme tel, des mémoires collectives (souvenirs guerriers, fuites, exils), ou même de ce qui resterait sur la carte mémoire d’un ordinateur ancien qu’on découvrirait dans 15 ans échoué sur la plage de Sandwood Bay (Écosse). Les époques se mêlent, se recouvrent et d’un seul coup, les éléphants d’Hannibal surgissent au pied d’une remontée mécanique :

Je suis à cheval dans les Alpes entre l’Autriche et l’Italie – les éléphants ne viendront plus – les éléphants sont interdits – ils provoquent des avalanches – ils sont dangereux – ils abiment la neige – ils salissent la neige – les éléphants c’est évident ne barrissent pas en bas des télésièges

Ces mémoires se creusent, se rencontrent. Parfois elles s’effacent, alors :

je modifie le code
je change le mot de passe
je répète l’erreur – je la frappe dans l’écran

 Elles habitent des je multiples, des je sans âge et sans identité fixe :

Je voyage dans le je je remonte le temps je tranche dans le ciel je lie la langue relie des points des adresses et des noms  [85]

Ce je qui semble avoir une multitude de corps, se déploie vers d’autres entités, le je devient paysages, objets, phénomène météorologique, signal immatériel, mouvement pur :

Je suis un tremblement de terre un tsunami un typhon une permutation de syllabes un langage inversé qui renverse la raison la fracasse et la laisse inconsciente

Dans cette traversée, il y a des croyances qui errent, des prières qui se composent, des vieux mythes qui existent de nouveau, puis qui disparaissent, il y a des plongées dans les rêves, les rêves qui permettent de Marcher sur des étoiles sans les faire tomber [127]

Entre toutes les géographies qu’on explore, il y aussi celles du corps – la bouche d’abord, dans laquelle, parfois il fait nuit [70] et on y entre, on la parcourt :

Je ne supportais pas ma langue
Je la cachais dans ma bouche
Je la mordais entre mes dents
Ma langue violente
Ma langue de moi-je
Ma langue amoureuse
[130]

Parmi l’ensemble, un passage attire particulièrement l’attention, par la rythmique majestueuse qui s’y déploie : succession de paragraphes aux allures modulées qui semblent raconter les naissances et renaissances de cette entité étrange qu’est le « Je » de Matin de lumière. Chaque paragraphe commence par Pendant longtemps ; progressivement ces deux mots se disloquent, remplacés par des _ dont on ne sait s’ils sont générés par un dysfonctionnement créatif de l’ordinateur ou si c’est une façon de montrer le processus de création poétique à l’œuvre. Dans tous les cas, cette évolution discrète de la typographie génère une tension et un jeu sur le tempo tout à fait singulier. Le passage se clôt ainsi, après avoir passé toutes les vitesses :

 _ _ _ _ _ _ _  _ _ _ _ _ _ _ _ _  j’ai détourné le je abandonné le moi j’ai laissé faire le protocole l’adaptateur universel 

La cadence ralentit progressivement, non sans dernier grands voyages, non sans derniers égarements, chemins sinueux, routes à l’abri des regards, errances dans un réseau familier sans être connu.

On ferme le livre presque essoufflé, avec le sentiment d’avoir parcouru la terre en tout sens, d’avoir pris une machine subjective à remonter et accélérer le temps, avec l’impression de s’être glissé dans un câble internet et d’avoir été baladé durant un temps indéfinissable dans un nuage avec toujours la possibilité de revenir au départ, de tout effacer, puisque tout s’efface finalement :

On vous oubliera
On oubliera l’histoire des anciens
On ne se souviendra ni de l’homme
Ni de l’oiseau
Ni des chevaux dans les étoiles
On oubliera le nom du ciel
C’est un beau jour pour oublier
[165]

 

Le commentaire de sitaudis.fr

Éditions Exopotamie, 2020
178 p.
18 €


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