L’écrivain, en personne (extrait). par Patrick Kéchichian

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

L’écrivain, en personne (extrait). par Patrick Kéchichian

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VIII

 

Dans l’attente incertaine, anxieuse, de l’œuvre à faire, du livre à venir, livre de vie et de vérité, livre de nudité et de lumière, la porte dérobée d’une autre hypothèse, paralittéraire celle-là, s’entrouvrit. Par ennui et disponibilité plus que par nécessité, j’eus maintes fois recours – et encore aujourd’hui, je le confesse –, à ce que je nommerai, en mesurant mes mots, une manière de subterfuge. Je veux parler de la tenue, fiévreuse et maniaque certains jours, distanciée, volage à d’autres moments, lacunaire par principe, d’un journal intime. En ces pages, l’imposture avait toute liberté de s’exprimer, de se dénoncer, parfois de se raviser et de clamer sa bonne foi, de si bien prendre tous les masques possibles qu’elle en devenait méconnaissable. C’était comme l’envers du décor, les coulisses agitées d’une scène où il ne se passait rien. Procureur, je faisais taire l’avocat de ma défense. Avocat, j’abondais, avec une suspecte précipitation, dans le sens du procureur. J’accumulais les charges, parfois en inventais, convoquant à ma barre des témoins imaginaires. Je m’appropriais le temps, ou du moins en avais-je l’illusion, lorsque je datais la moindre pensée, le plus lamentable bon mot, dont je riais intérieurement sans retenue, avant d’évaluer en quelques phrases ce rire et son intensité. Saluant mon propre zèle, j’élevais mon scrupule jusqu’à indiquer l’heure et la minute du moindre fait rapporté, du plus fugace sentiment, à l’instant où je les consignais, les conjuguais. Poussant plus loin mon malheureux bouchon, j’aurais pu commettre tel fait, éprouver tel sentiment, approfondir telle pensée, dans l’unique but de noter l’un et de commenter les autres. Tout devenait affaire privée, des affres et foucades de mon moi aux conflits, séismes et soubresauts du monde. Tout était sur le même plan : celui de la page à noircir. J’avais la sensation de prendre, de reprendre plus exactement, la main, avant de refermer ce malheureux cahier où j’archivais des pans de mon négligeable présent.

Selon un principe édicté par moi à ma seule convenance, me regardant faire, je livrais ma personne à une ironie obstinée, systématique, qui minait son fragile édifice, tout en lui donnant une certaine assurance, un subtil cachet. Ce paradoxe élémentaire était devenu le moteur, la raison d’être du diariste. Ainsi, à chaque page, un monticule s’effondrait, une dune était avalée par la mer, un nageur se noyait avant d’atteindre le rivage de l’autre continent – résultat de l’absurde et faux calcul préalable de ses capacités. Interminablement étalée, conjuguée et détaillée, l’imposture devenait, pour ainsi dire, féconde. J’en étais le garant, le douanier, le poinçonneur, l’exégète, le théoricien. L’auteur et le narrateur. Le sujet et l’objet. Quant au monde, il n’avait, finalement, à mes yeux aveuglés par une suspecte et envahissante lumière intérieure, par un mouvement d’appropriation dont mon journal fournissait les actes, d’autre vocation que d’être le mien. Du soleil et de la lune, de chaque nuage, je pouvais présenter les titres de propriété. Un petit bonhomme coincé dans son pré carré, assis à sa table avec ses feuilles et son crayon, comme dans le film muet déjà évoqué, avalait l’univers. Là, tout ce qui devait, ou pouvait, être narré, mis en poème, en épopée ou en drame, rapporté, recensé, pensé, analysé, catalogué, comptabilisé, trouvait, en marge du livre à venir, lui aussi déjà cité – et si je n’y prenais garde à sa place – une possible expression. Et son lecteur attentif, unique, infiniment complaisant et en même temps tellement lassé de lui-même : moi.

Cette alternance, ou ambivalence, étant une machine inépuisable, crachant des phrases, encore des phrases, avec, comme titre général de la somme projetée dans mon radieux avenir : Moi, moi, et encore moi. Le cercle était fermé, le lecteur patientant, ou allant à ses propres affaires, de l’autre côté de l’invisible circonférence protégeant la vie privée – l’intime comme on dit aujourd’hui, à l’abri de ce substantif illégitime. La littérature était prestement privatisée, son flot canalisé, ses hypothétiques tempêtes endiguées. Au bord de l’écluse, la première personne régnait sans partage, les autres, secondaires – des faire-valoir en réalité –, étant invitées à rejoindre sans tarder son panache blanc. Imaginairement, à partir de cet axe solaire et solitaire du je, un monde se reconstituait, à ma botte.

Bien évidemment, de ce flot de réflexions méthodologiques et de scrupules existentiels (on aura compris que le triomphalisme et les hymnes chantés à ma propre gloire ne sont pas exactement dans mes manières), mon journal grossissait, selon un jeu de miroirs parfaitement agencé. Jour après jour, heure après heure, de nouvelles phrases venaient à ma plume. J’ouvrais alors mon cahier, à la page encore vierge, appuyée sur le matelas de toutes celles déjà remplies, et les couchais aussitôt, mes fébriles phrases, sur le papier à petits carreaux, heureux d’épaissir encore le matelas en question. Parfois, la paresse m’envahissant, je le laissais fermé, mon cahier, vite contrarié, blessé, d’avoir manqué, la taisant, une pensée décisive, une anecdote significative, la description renouvelée, approfondie, d’un vieux sentiment. Amusé ou pris de vertige, renversant, autant que je le pouvais, l’amertume en ironie, je songeais, en ces instants non consignés, au destin de ces pages, vouées, me disais-je avec un sourire placide, à l’archivage des bennes à ordures, au recyclage des vieux papiers.

Ce journal, aujourd’hui, je le comparerais volontiers à la gueule toujours béante d’une bête à l’appétit insatiable. Alors, dans cette gueule, on jette, on jette des pages et encore des pages. Cela pourrait ne jamais finir, a même la vocation de ne jamais finir. Sans le savoir distinctement, jour après jour, on anticipe, on remplit de notations hasardeuses et volages, plaintives et triomphantes, son propre journal, posthume par anticipation, par contrat implicite. Le temps, comme un sablier que l’on retourne plusieurs fois dans sa vie, comme une partition illisible, étant la raison d’être de ces phrases, de leur accumulation, addition et variations infinies, y compris au sens climatique. Les notes succèdent aux notes, composant l’inaudible cantate d’une vie irrémédiablement morcelée, en lambeaux. Ainsi, jour après jour, heure après heure, se compose, continue, se maintient, une œuvre impossible, à chaque page, confessée comme telle. Aurais-je pu ou dû mieux penser cette intime et infernale machinerie ? Ou bien réagir, me révolter, crier à l’imposture, monter à l’assaut de moi-même par un autre versant ? Ou renoncer, me taire, faire vœux de silence ? Sur ce thème, en réponse à ces questions, peut-être manque-t-il une page…