Correspondance Bloch-Paulhan (1920-1946) par Patrick Kéchichian

Les Parutions

28 janv.
2015

Correspondance Bloch-Paulhan (1920-1946) par Patrick Kéchichian

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    Chaque volume de sa correspondance le vérifie : Jean Paulhan a ce mérite – il faut même parler de vertu – d’offrir à celui avec lequel il correspond, une écoute adaptée, ouverte, pertinente, respectueuse, aimable, jamais complaisante. Il ne dévie pas, suit sa propre route, sans jamais cesser d’écouter, d’entendre la raison et les raisons de son interlocuteur – surtout si elles différent des siennes. Sa pensée et son œuvre d’une part, son métier d’éditeur, de directeur de revue d’autre part, ne se contredisent pas. A l’évidence, entre les deux tâches, une tension existe, permanente, peut-être nécessaire. Tension que l’échange épistolaire, d’une certaine façon, détourne, apaise. Le degré d’intimité et de confidence peut grandement varier, pas l’intelligence, ni la disponibilité.

    La correspondance de Jean Paulhan avec Jean-Richard Bloch, son exact contemporain (né lui aussi en 1884), scrupuleusement établie, présentée et annotée par Bernard Leuilliot, n’est pas le plus intime ou le plus affectueux des échanges épistolaires entretenus par Jean Paulhan. Il n’en est pas moins passionnant, surtout en raison de la présence de quelques lettres décisives, de part et d’autre, à des époques précises.

    Cela commence en 1920. Jean-Richard Bloch, agrégé d’histoire, a déjà publié plusieurs ouvrages aux éditions de la NRF, notamment son roman … Et compagnie *. Je ne détaillerai pas ici l’itinéraire de Jean-Richard Bloch. Je renvoie à la préface détaillée de Bernard Leuilliot, qui informera tout lecteur curieux et pas forcément familier de cet auteur. Jean-Richard Bloch est à la fois romancier, dramaturge (proche de Jacques Copeau), essayiste, militant politique, journaliste, responsable de presse et de revues – de L’Effort, créée en 1910, et Europe, fondée en 1923 avec Romain Rolland, au journal Ce soir qu’il dirige avec Aragon à partir de 1937. La politique ne rapproche pas les deux correspondants. En 1938 et 1939, Paulhan et Bloch s’opposent sur les Accords de Munich et sur le rôle de l’Union soviétique. Durant la guerre, juif et membre du parti communiste, Bloch trouve refuge à Moscou. De là, il participe à des émissions de radio en langue française. En 1943, sa fille France, haute figure de la Résistance, est décapitée à Hambourg. Sa mère est déportée à Auschwitz et n’en reviendra pas. En juin 1941, une malle pleine de ses manuscrits avait brûlé dans un bombardement.

    Moralement et physiquement épuisé, il meurt le 15 mars 1946, peu de temps après avoir écrit : « L’engagement politique a été de tout temps non pas notre loi mais notre pierre de touche. » Avant la guerre, dans La NRF de juillet 1931, Albert Thibaudet soulignait la nature et la valeur de l’engagement politique de Jean-Richard Bloch,  l’« un de ces esprits critiques d’extrême gauche auxquels est fermée la presse de droite parce qu’ils sont de gauche, et la presse de gauche parce qu’ils sont critiques ». Pour Bloch, engagement politique et littéraire ne sont pas dissociables. Dans les deux cas il s’agit après tout, comme il le dit, d’« écrire des histoires » tout en faisant « de l’histoire ». Même si, à plusieurs moments, il a le sentiment de sacrifier la littérature au profit de son engagement.

    Beaucoup de missives montrent, en Jean-Richard Bloch, un homme de lettres soucieux de la réception critique de ses livres publiés chez Gallimard – dont il sera un auteur rémunéré. Paulhan est donc, comme d’habitude, en première ligne, et Gaston Gallimard, juste derrière, pour recevoir les demandes pressantes, parfois les récriminations. Le 12 avril 1926, Paulhan écrit : « Vous m’avez dit que l’on commençait par s’intéresser à l’œuvre – puis que l’on parvenait à l’auteur. Je voudrais bien ajouter un troisième stade, où l’on revient à l’œuvre, mieux informé – assez informé pour pouvoir au besoin négliger l’auteur. » Bloch ne laissera pas sans réponse – une réponse elle-même pleine de finesse – cette discrète invitation faite à l’écrivain de se libérer de sa vanité. Le 19 décembre 1928, sur le même thème, il fera cet aveu, en forme de dénégation : « Un auteur a toujours mauvaise grâce à plaider pour lui-même. »

     En décembre 1931, commence entre les deux écrivains un échange autour des « questions langagières », qui se poursuit au début de l’année suivante. Bloch veut se libérer d’un « mythe » : le pouvoir des mots. Jean Paulhan, qui travaille alors à l’élaboration des Fleurs de Tarbes, cherche, quant à lui, à dissiper le « halo d’idées » qui entoure les mots – il est question notamment, dans l’esprit de Bloch, du mot « religion ». « Comparez un instant, je vous en prie, écrit-il à Bloch le 31 décembre 1931, ce que vous pensez à ce que vous dites. » Ce dépassement des contradictions et des illusions est reconnu à la fois comme nécessaire et impossible, « comme si nous étions au point où le langage demeure impuissant à se retourner contre lui-même ». Huit des lettres en question furent annexées à l’édition posthume du Traité du Ravissement (éditions Périple, 1983, par Yvon Belaval et Jean-Claude Zylberstein, p.185-217).

     Au cours du printemps et de l’été 1940, la pression des événements domine, sans pour autant exclure des échanges la question du langage. L’engagement en faveur de la Résistance est commun, même s’il prend des voies différentes. Bloch, en ces mois de tourmente, s’exprime davantage. Le 30 juillet, il écrit une superbe lettre, pleine d’ironie, mais aussi de conviction active, combattante : « Et comment vivre ? De quoi vivre demain ? – Mais la communication puissante avec la source de toute vie, de toute générosité, de tout avenir (…) m’assure pour le moment cette espèce de paix intérieure dont je vous palais aussi. Et cette confiance absolue. Si bien que j’arrive à jouir et à faire jouir ceux qui m’entourent, sans fausse honte, du grotesque de la situation. Nous voici, nous Français, devenus neutres à notre tour, installés dans les fauteuils d’orchestre que nous avons chèrement payés et attendant que le rideau se relève sur un acte où nous n’avons pas de réplique à donner. Comme les vieillards de Faust, nous regardons à notre tour les peuples se casser la tête. »

 

 

* réédité, avec une préface de Max Gallo, en 1997 chez Gallimard.

 

 

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