L'Amour de Madeleine, traduit par RILKE par Patrick Kéchichian

Les Parutions

13 mai
2015

L'Amour de Madeleine, traduit par RILKE par Patrick Kéchichian

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 En 1911 à Paris, Rilke, de retour d’Egypte, découvre par hasard une petite brochure publiée deux ans auparavant par l’abbé Bonnet, à partir d’un manuscrit découvert à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg. Elle contient un sermon anonyme, dont le style rappelle celui de Bossuet. Il s’agit d’une haute méditation sur l’amour à partir de la figure de Madeleine, « la sainte amante de Jésus » comme il est dit à la première ligne de ce texte ardent, et du Cantique des cantiques. Aussitôt Rilke décide de traduire ce sermon en allemand. Au cours des mêmes mois, il traduit également le grand poème en prose de Maurice de Guérin, « Le Centaure ». Cette période est centrale dans l’œuvre du poète : il a achevé et publié, en 1910, les Cahiers de Malte Laurids Brigge et commence la composition des Elégies de Duino (la Première et la Deuxième).

Avec ce volume, publié d’abord en 2000 et épuisé, le lecteur francophone découvrira donc ce très beau sermon – peu de chance qu’il le connaisse par ailleurs –, même s’il ne peut juger la qualité de la traduction qu’en fit Rilke. En revanche, avec la préface de Claire Luques et surtout grâce au précieux détour qu’offre Jean-Yves Masson dans sa postface, il mesurera mieux le rapport complexe qu’entretenait l’auteur de La Vie de Marie – cycle de poèmes qui date de 1912 – avec la mystique et la spiritualité chrétiennes. D’emblée, Masson réfute l’interprétation réductrice de Paul de Man, dans la préface que le grand critique de la déconstruction donna en 1972 au volume « Poésie » des œuvres de Rilke au Seuil. Pour lui, l’affaire est entendue, que Masson résume ainsi : « l’invocation rilkéenne à la transcendance est un phénomène d’ordre purement verbal. » A ses yeux, Rilke use en effet de « l’ascèse d’un langage qui ne peut avoir d’autre référent qu’en lui-même ». On aurait pu craindre, en réaction à cette lecture trop réductrice et tranchée, une sorte d’annexion spirituelle, au christianisme par exemple, de Rilke… Eh bien non, pas du tout !

Ce qui guide Jean-Yves Masson, c’est d’abord, et logiquement, la démarche du poète à l’égard de ce texte de haute mystique. C’est ensuite et surtout la lecture attentive de l’œuvre, et en premier lieu, bien sûr, des Elégies de Duino, habitées par un intense appel de l’invisible. Sans tomber dans un spiritualisme mou, il est légitime de considérer, comme le fait Jean-Yves Masson d’une manière parfaitement argumentée, la parole poétique comme expression d’une aspiration qui ne renvoie pas qu’à elle-même. La « rencontre du discours mystique » s’inscrit dans cette aspiration, qu’elle creuse et approfondit. Cela ne conduit évidemment pas, chez Rilke, à une logique de conversion en faveur d’une religion, d’un corps de doctrine. On sait combien ses réticences étaient grandes, comme le rappelle Masson, à l’égard du catholicisme autrichien et de toutes les formes du dolorisme baroque. De même, l’Eglise appuyée sur le dogme lui semble impuissante à témoigner du désir et de l’angoisse qui habitent l’homme moderne. La religion devient alors cette « foire aux consolations » dont parlera le Dixième élégie. Citons les vers (dans la traduction de Jean-Yves Masson, Imprimerie nationale, 1996) : « Ô comme, sans même laisser de traces, un ange piétinerait la foire aux consolations  qui s’arrête au seuil de l’église, leur église livrée clé-en-main, bien propre, bien close, désabusée comme un bureau de poste le dimanche. » Certes, l’auteur de ces sévères réserves – et de bien d’autres – n’est pas prêt à adhérer à une foi partagée, à entrer au sein d’un Eglise. Mais tout accès à la spiritualité s’en trouve-t-il barré ?

Le sermon sur L’Amour de Madeleine, un amour « sans retour » traduit une aspiration mystique puissante, à laquelle Rilke ne pouvait qu’adhérer. De l’intérieur pour ainsi dire. Pour reprendre l’analyse de Jean-Yves Masson, « l’accomplissement de l’amour n’est pas dans la possession, ni même dans l’abstention de tout désir de possession ». Rilke, de Malte aux Elégies de Duino (qui dessinent elles-mêmes, des deux premières aux dernières, une évolution de la pensée du poète), accomplit le « geste poétique (…) de congédier l’objet désiré, de dire la nature oxymorique du désir quand il atteint sa propre vérité ». Une vérité qui ne peut être enclose en elle-même, jouissant de sa propre autonomie.

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