Notules & autres scrupules par Jean-Pierre Bobillot

Les Incitations

06 avril
2015

Notules & autres scrupules par Jean-Pierre Bobillot

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   La cause semble entendue : virtualisation néoSpectaculaire du vécu et triomphe bien réel de la pensée-secte, de tous les intégrismes et autres obscurantismes ; culture aux bottes des Marchés de la désolation planétaire et grand coup de poingCom à la fable des égociations ; règne sans partage du Sirupeux Industriel Mondialisé et de l’anesthésiant angloMickeydollar, sa novlangue promotionnelle de soumission passive. Et l’sujet parlant dans touça ? Et les peuples parlants ?

   Au rez-de-chaussée de mon immeuble, le traiteur officia longtemps, avec goût et un brin d’élégance, à l’enseigne du Palais royal. À ce jeu de mots qui me plaisait bien, le « nouveau propriétaire » s’est empressé d’en substituer un autre : les Meal délices, qui en tant que tel ne me déplairait pas — si ce n’était un mot anglais de plus, et un mot français de moins, quasiment en face de Fast pizza qui a déjà remplacé… quoi, au juste ? — Simple oubli, ou symptôme ? —

   Certes, dira-t-on, j’ai moi-même intitulé un de mes récents bouquins (pas books, hein !) : News from the POetic front, et les mots anglais y abondent, des phrases entières même — et l’français, jusqu’en sa graphie, y est volontiers malmené… Mais justement, observe Alain Borer, il faut distinguer : là, il s’agit d’écriture et c’est bien (ou mal, on en jugera) dans le français que ça se passe. Sans quoi ce titre, ces mots, ces phrases en anglais n’auraient aucun intérêt, ni effet. — « Rock around the bunker », idem… quoique l’intention fût tout autre. —

   Il s’agissait par là, en effet, de pointer l’assaut idéologique massif que subit, non le français, mais l’ensemble des langues de la planète (y compris l’anglais), de la part, non de l’anglais, mais du sabir néo-libéral dont l’impérialiste exigence de pénétration vise à l’anéantissement de toute glossodiversité — ça concerne donc la poésie —, au même titre que l’exigence maximaliste de « retour sur investissement » du capitalisme néo-libéral vise à l’anéantissement de toute biodiversité : l’une comme l’autre, vitales pour l’humanité. De Parlez-vous franglais ? (Étiemble) à De quel amour blessée (Borer), le « front » a changé d’échelle, et d’enjeux…

    Rude dilemme ! À l’instar de mes camarades Henri (Beyle), Charles (Baudelaire), Stéphane (Mallarmé) et quelques autres — bien avant l’apparition du « village global » donc, et a fortiori, de l’« englobish » —, j’aime « les mots anglais » et ne vois aucune raison catégorique (au sens kantien) de m’en priver : j’en invente même volontiers, allant jusqu’à me qualifier quelque part de wordbrewer ! De même, lorsqu’à l’instar d’Artaud (Rimbur) ou d’Antonin (Arthur), de tant d’« horribles travailleurs » et autres « chanteurs en charabia », je me prends à malmener plaisamment ou créativement la langue : tout le contraire du « laisser-aller en usage »… Et pourtant, l’avouerai-je ? je ne laisse pas de rageusement ou douloureusement ressentir tout ce qui se joue en cette affaire, au détriment des peuples, de leurs langues et de leurs cultures, avec (comme on sait) l’active collaboration de leurs « élites » auto-proclamées. — Encore un mot falsifié !... —

   De plus en plus de Français, ne reconnaissant pas tel mot de leur propre langue, tendent à l’identifier ipso facto comme anglais, comme ils le font de tel mot latin — le « summum », majoritairement prononcé seummom — ou allemand — « bunker », prononcé beunkeur y compris dans maint documentaire traitant du nazisme ou de la IIe Guerre mondiale… ou encore Charles Münch, prononcé (malgré l’umlaut) meunch y compris par tout le personnel du collège ainsi nommé, que fréquentèrent mes filles : comme Flunch, i presume ? Au jt de France 2, Marie Drucker (dreuckeur ?) prononça obstinément meurê le nom de Philippe Muray, du début à la fin de son interview de Fabrice Lucchini (bien qu’icelui ne manquât point d’en marteler la voyelle idoine) ! À quand breun’ pour « brun », tellement c’est fun… ou alcoul’ pour « alcool », tellement c’est cool… and so on : soon ?

     On ne peut donc que se ranger, globalement, au constat de Borer et à plusieurs de ses analyses ; mais qui prétend convaincre se doit d’éviter le recours, par systématisme, aux arguments fallacieux. Contrairement à ce qu’il affirme, l’amuissement ou la caducité accrue de l’e caduc (de longtemps épithété « muet ») ne saurait être imputé(e) aux nouveaux media, au verlan ou au virus « saxo-phonique » : en témoigne mainte chanson française des plus anciennes… ou Sarah Bernhardt — qui censément incarnait alors au plus haut la langue française — déclamant en 1902, sans grand égard pour l’alexandrin : « Oui princ’ • je languis je brûl’ pour Thésée je l’aim’ • non point » etc. Suivant Édouard Dujardin, le vers libre était « celui qui ne compte l’E muet que lorsqu’il se prononce » : c’est donc qu’il ne « se prononçait » pas toujours ?… Sans parler du « caf’ conc’ », où il est peu probable qu’on s’en embarrassât par trop ! Ou de Jules Laforgue — mort l’année même de l’invention du phonographe — dont la « Complainte sur le libre-arbitre » se conclut par ce vers, tout de familière simplicité : « Car t’as déplacé la question. »  

    Comme tout medium, le numérique, Internet, pas plus que l’audio-visuel ou que la langue elle-même — le premier des media —, ne sont d’essence diabolique (ni anti-française !) ; comme elle, ils sont « la meilleure et la pire des choses ». Entre médiabolisation et néomédiolâtrie, c’est l’attitude de la société et de chacun quant au medium qui s’avèrera déterminante ; le compte-tenu du medium — et singulièrement, du nouveau medium — n’est pas la soumission, contrainte ou béate, à ses capacités de nuisance et de domination, mais l’appropriation, raisonnée et hardie, de ses ressources cognitives, inventives ou émancipatrices. Réfutant le déni, l’utopie, c’est le défi au prétendu définitif…

    Ainsi, Borer à juste titre réfute-t-il le pseudo-argument, à fonction d’alibi, de tous les artisans et partisans dudit « laisser-aller » : la langue évolue. Car, l’« évolution » dont ils se targuent relève moins d’une dynamique vitale (censément « libertaire ») que d’un mortifère « darwinisme social » façon tea party (précisément « libertarien »), dont l’angloMickeydollarisation des langues est l’instrument le plus sournois, le plus patent aussi, d’imprégnation et de soumission des esprits au « laissez-faire laissez-passer » : adoptez le mot care, et préparez-vous à la liquidation du principe même de solidarité — et des institutions qui la garantissent…

    Mais, dans le cas de l’e caduc et autres phénomènes de longtemps attestés (j’sais pas, voire chaipâ, etc.), c’est bien d’évolution qu’il s’agit : d’une évolution propre aux rapports articulatoires des locuteurs à la langue — dont fit œuvre naguère Julien Blaine, lors d’une de ses plus fameuses performances : de chute en « chut ! », n’est-ce pas aussi la soumission des païs et des parlers d’Oc aux exigences impérialistes d’Oïl, dont il y est question ?