Tristes Printemps par Jean-Pierre Bobillot

Les Incitations

12 mai
2015

Tristes Printemps par Jean-Pierre Bobillot

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  Quelques mois après le décès de Bernard Heidsieck, quelques jours avant qu’une soirée d’hommage lui soit consacrée à la Maison de la Poésie de Paris, on nous annonce que le prochain Printemps des Poètes aura pour titre : Le Grand Vingtième. D’Apollinaire à Bonnefoy, cent ans de poésie.

  N’a-t-on toujours rien entendu, rien vu, rien appris ? Jusqu’à quand s’obstinera-t-on dans le déni façon « vroum-vroum » ? « Après la déflagration dadaïste… », telle est l’attaque du bref historique en forme de name dropping qui nous est proposé : en souvenir, sans doute, de L’Insurrection de l’année précédente ?... Or, il faut en rabattre : la déflagration, comme l’insurrection, n’accouche en l’occurrence que d’une régression ou, pour le moins, d’une normalisation.

   Non, bien sûr, que tous les auteurs mentionnés soient à jeter : ce qui est grave, c’est précisément ceux qui sont « oubliés » ; et plus encore, la cohérence, pour ne pas dire le systématisme, avec laquelle ils le sont. Ainsi, face à Bonnefoy, Jaccottet, Chédid (pour se borner aux plus récents d’entre eux), ni Verheggen, ni Novarina, ni Heidsieck, ni… Je sais, Heidsieck ne figure pas dans la collection « Poésie / Gallimard », mais les deux qui précèdent y sont bel et bien pourtant… Or c’est de cela qu’il s’agit, d’abord : et non, comme on avait pu le croire un instant, de célébrer « un siècle de poésie majeure » en France et dans « la Francophonie ».

   Le titre du Printemps des Poètes 2016 est donc fallacieux ; il aurait dû être, en toute clarté : Les 50 ans de la collection « Poésie / Gallimard », puis, pour mieux faire écho à l’attaque de phrase citée plus haut : De Tzara à Verheggen par exemple, ça aurait eu de la gueule, hein (même si ce Tzara-là n’est pas le Tzara dada)… Mais non, on s’est rabattu à l’arrivée (Bonnefoy) sur ce qu’il y avait de plus rebattu, de plus XIXe en fait, que périmaient le départ (Apollinaire) et l’attaque (Dada) ; et il est, par là-même, révélateur : comment peut-on titrer Le Grand Vingtième[…], cent ans de poésie, quand on ne mentionne même pas Heidsieck, ni Bory, ni Prigent, ni… ni…, mais… et… et… ? Et comment peut-on affirmer que, dans ladite collection, « se trouvent réunies toutes les grandes voix du siècle passé », et notamment des dernières décennies de ce siècle, quand ils n’y figurent pas ?

 Résumons :

  1° Apollinaire déclina et synthétisa toutes les variantes et les tendances du « vers-librisme », et en poussa à leurs extrêmes limites les conséquences (« l’idéalisation », formula-t-il) en le confrontant à la prose et, surtout, en inventant les « idéogrammes lyriques », bientôt rebaptisés « calligrammes ».

   Et il avait articulé cette innovation formelle — et ce compte tenu de la mutation médiologique en cours — à une conception fondamentalement rénovée de la situation de l’homme dans le monde et du poète dans la langue et parmi les hommes (avec ses « chaussures neuves » qui font « cré cré » quelque part du côté de la tour Eiffel parmi les sirènes, les gramophones et les autobus : c’est déjà le poète au magnétophone, arpentant le carrefour de la Chaussée d’Antin…) : c’était « l’esprit nouveau ».

   Même, de « Simultanisme-librettisme » à « La Victoire », il avait largement anticipé le programme « sonore » de Heidsieck comme celui de Dufrêne ou de Chopin — lesquels, l’accomplissant, se situent d’emblée au-delà du vers et de la prose : ils périment, littéralement, la question.

   2° De Bois de pins et de Savon en Figue de paroles, Ponge avait amené le poème aux extrêmes bords de la poésie (ou de la non-poésie…), et la prose aux improbables et aventureux confins de la prose, même : la « prose en prose » comme dit, et fait, Jean-Marie Gleize.

   Il cherchait par là à ce que se dise, à travers cette défection textuelle, la vertigineuse situation de l’homme, toujours « trop humain », confronté à l’immensité indifférente du « monde muet » : celui « des choses » (qui est « notre seule patrie »), comme à celle, aliénante, « de l’expression » : le « sans-fond des dictionnaires ». Soit : l’humain, entre trop-de-langue et pas-assez-de-langue

   3° Heidsieck est la synthèse, explorant et exposant, de la manière la plus sensible, l’actuelle situation de l’homme ordinaire dans la vie ordinaire et dans la langue ordinaire : confronté aux immenses et infimes phénomènes attestant la matérialité et la grégarité qui le débordent ou le traversent, infiniment : « l’être collectif en nous ».

   Et il y ajoute sa propre problématique (qui est, précisément, celle de ces temps nouveaux) : celle — à même l’expérience la plus ordinaire de ses ratages, de ses détours, de ses brèches soudaines, dans le mur de l’universel « malentendu » (comme disait Baudelaire) — de la communication. De son devenir dans un monde potentiellement émancipé : « désenchanté », mais confronté à une fausse alternative opposant, d’une part, la dérisoire perpétuation ou le mensonger retour des modes de vie et de pensée communautaires perdus, et, de l’autre, le trop réel quadrillage de la planète par un dispositif techno-communicationnel contraignant, au service de puissances de plus en plus insaisissables, aux modes de domination toujours plus inhumains, et exhaustifs. Mais aussi, d’attitudes humaines, de comportements de résistance, par lesquels cette entreprise de main basse sur le monde vécu se voit quotidiennement contournée, désamorcée, démasquée…

   Et, d’abord, dans le langage, qui y subit un traitement de choc — un lessivage, un questionnement —, impitoyable et salutaire : une mise en examen — en responsabilité.

   Qu’on me montre que Bonnefoy ou d’autres aient manifesté dans leur œuvre un questionnement, une attitude au moins aussi cruciaux quant aux enjeux propres au « Grand XXe » finissant, et j’accepterai de bonne grâce de réviser mon jugement.