Un hiver près des ptyx de Jean-François Bory par Jean-Pierre Bobillot

Les Parutions

08 juin
2015

Un hiver près des ptyx de Jean-François Bory par Jean-Pierre Bobillot

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   On ne parle pas assez de Jean-François Bory, qui sait pourtant si bien élever la poésie, sous toutes ses formes, à la hauteur du provisoire, et donner à l’humidité, sous toutes ses espèces, la valeur d’universalité que devrait suffire à lui conférer l’expérience sensible.

   Humidité provisoire, donc… il faudrait préciser : en mouvement. Mais quelque chose comme le mouvement, l’indéfini devenir de tout : écoulement ou assèchement (et non : achèvement, dans l’un ou l’autre sens du terme), n’est-il pas suggéré par le provisoire, même ? Bory, l’héraclitéen.

    Humidité provisoire, s’écoulant et s’asséchant à mesure, d’un seul et même geste — tel est bien ce « grand jet d’encre… » qui, à l’incipit comme à l’excipit du 5e et dernier des textes dont se compose Un hiver près des ptyx, se lit (ce sont des mots, formant le syntagme nominal sujet) et se voit, d’un regard peut-être pas tout à fait le même (c’est le tracé de l’ultime lettre e du mot « encre » qui a dérapé et fait tache) : désignant du même coup (de dés), comme lisuel, le poème …et, par similitude (typo)graphique, le recueil tout entier(s).

   Pensées humides et provisoires, tour à tour lumineuses (reluisantes) et obscures (insinuantes, insidieuses), en leur expression (sécrétion) corporelle, même : humeurs. Car, ledit « grand jet d’encre » est, épaissement et ostensiblement, noir, et « …barre la neige » (c’est le syntagme verbal dont il est le sujet), que l’on peut supposer, plausiblement, blanche : humeur(s) noire(s) sur page(s) blanche(s), soit, en ce clignotement (clins d’œil) : « écriture » sous (aux prises avec, à l’aune de) « melancholia », ou « spleen », soit : humidité sous humidité. Couvant quoi ? C’est, excusez du peu, Dürer, Nerval, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, etc.

    Encore, n’en déplaise à Stéphane (qui devait le savoir, pourtant…), pas plus que la toile du peintre, la page de l’écrivain n’est-elle, en réalité, blanche : comme la neige dans les villes fait « Des tas sales », de même, sont-elles « déjà / couvertes / et recouvertes […] De clichés préexistants, préétablis / pour demain / Il faut d’abord effacer, nettoyer / laminer / Râper ! / Même déchiqueter, pour faire passer / un filet d’air frais », etc.  Ça, pour la gravité du propos ; et la force de cette gravité.

 

   « Un hiver », donc — saison mallarméenne, saison de « l’ennui », et des humidités provisoirement figées, solidifiées : neige, glace… fonte, avalanche. Comme toute saison, comme la cinquième qui n’est plus la première (ô, Héraclite !), comme l’année tout entière, la vie même, l’écriture (ô encre, ô papier ! ô clavier, ô écran !), l’hiver est provisoire… et, s’il est « stérile », l’ennui y « resplendi[t] ». Mais — mallarméens, certes — « les ptyx » ? Drôle de pluriel, pour un hapax ! C’est là que, sur fond d’humeurs (noires), s’immisce l’humour (qui ne l’est point toujours, non plus).

   À coups de dés…, non ! « Accoudé au balcon d’où l’on voit / l’avant-garde » — ainsi va l’incipit, alexandrin brisé, d’« Un hiver près des ptyx », le 1er des 5 textes recueillis sous le même titre —, Bory le poète aperçoit d’abord : « Tzara monocle à l’œil » (occasion d’un premier mini-calligramme en O) « qui parle et se contredit », car : NOIR = BLANC, a dit DADA, le Zélé Zèbre ; puis quelques épisodes confidentiellement fameux de l’histoire desdites avant-gardes, cette « énorme et triste fête foraine qui se tient là » (un peu comme la vie, quoi…) : « Breton avec sa canne / Qui s’acharne / A casser, A casser et recasser toujours / le bras de Pierre de Massot », lequel rejoint ainsi Prométhée, Sisyphe et quelques autres définitifs suppliciés ; Apollinaire et André Rouveyre qui, réjouissant anachronisme, « se font des selfies [dans] un préphotomaton » (occasion d’un sourire connivemment démystificateur : « c’est donc vrai que / l’avant-garde a tout inventé »), etc.

   Le poète, déclinant ces « vues » (ses « visions » ?), semble dire au poète — tel, à l’incipit des Fleurs bleues, le duc d’Auge au duc d’Auge, « considér[ant], un tantinet soit peu, la situation historique » — : « tant d’histoire pour quelques calembours, pour quelques anachronismes […]. On n’en sortira donc jamais ? » Or, pas plus que l’hiver et sauf à s’y vautrer (genre « décadent »), cet universel dégoût ne saurait être définitif : « Je m’ennuie partout dans l’avant-garde », prétend-il (peut-on le croire ?) …mais tout autant, poursuit-il (non sans un double sourire de connivent défi), « dans l’après-garde / Et dans la garde tout court » (et le sourire, étrangement, persiste : le sien, le nôtre, à le lire…) L’évidence du provisoire, dont nous faisons provision (viatique) sans conclusion, est ce qui nous défend ou nous libère de la (funeste) croyance au définitif, ce déni hâtif et, en définitive, fictif.

    Le poète, au bout de sa ambulation en cette « sombre ducasse » (comme dirait Lucien Suel) où « personne ne s’est amusé en fait », finit par rencontrer « une / petite bohémienne / (ou une petite fille vêtue en bohémienne) » qui, sècheresse définitoire, lui dit son nom : « — Alice ». (À la fois, donc, la célébrissime créature littéraire de Lewis Carroll, et la « véritable » Alice Liddell : du moins, le personnage qu’elle incarna pour lui, devant l’objectif de son appareil photographique.) Ainsi, Auge finit-il par dénicher, sur sa péniche, Cidrolin : « — Auge. / — Cidrolin, dit Cidrolin. »

   Bory le poète rêve-t-il qu’il est Alice, Alice la bohémienne qu’elle est Bory, Bory qu’il est Carroll, Héraclite, Mallarmé, le duc d’Auge, Cidrolin, le lapin pressé ou le chat du Cheshire… ou vice versa ? Ou : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. »

   À chaque pas de sa déambulation, à chaque vers, à chaque mot, à chaque lettre du poème, écriture et lecture soulèvent à l’envi lièvres, snarks et autres boojums, bondissantes et évanescentes pensées de toutes couleurs (que détaille, lyriquement, « La dernière couleur », 3e texte du volume), rêves devenus réalités… ou vice versa, mots devenus choses… ou vice versa. Et les « zèbres de l’expression » se fondent en ce kaléidoscope, à proprement parler, psyché-délique. Mais, « ptyx » ?

    Est-ce bien le mot (comment savoir ?) qui convient à cette chose, là, qu’on ne voit pas, dans ce lieu et ce moment précis, qui a l’air « morte » : peut-être, justement, parce qu’on veut la fixer d’un mot ? En ce sens, oui, tu as raison, Alice, ce serait « juste un hapax »… peut-être même « un hapax juste », pour faire plaisir à Jean-Luc Godard qui t’a rencontrée une fois, lui aussi… Mais alors, tous les mots seraient des hapax ? car (ô, Héraclite !) peut-être qu’on n’emploie jamais le même mot pour la même chose… et que ce n’est chaque fois ni tout à fait la même Alice, ni tout à fait une autre, ni le même mot Alice, etc. (Sans parler du mot sourire, quand le visage a disparu !) Et du coup (de dés), le poète a bien le droit d’appeler ptyx (ou snark) ce que toi, tu appelles boojum, non ?

   Ou alors, admettons (provisoirement) la définition reçue de hapax, qui fait qu’il y en aurait très peu : sitôt dit, ou écrit, il s’expose à ne plus l’être ; sitôt identifié, et donc cité, il ne l’est plus… à moins, même, qu’on ne découvre qu’ayant déjà été employé, il n’en a jamais été un ! Quoi de plus provisoire, alors ? Mais Alice, fidèle à elle-même (ou à ce qu’elle pense être elle-même) n’aime pas le provisoire, elle voudrait que le monde, le langage et la relation entre le monde et le langage fussent simples, stables, définis une fois pour toutes : elle trouve que le poète en fait un peu trop !

   L’ininterprétable « ptyx » — résultant peut-être du dégel de Trinc, le fameux « mot de la Bouteille », que gela jadis la glose qu’en fit, comme d’un simple « mot joker », la dive Bacbuc — ne décevra que ceux qui croient ou veulent croire à une interprétation arrêtée, asséchée… morte (telle la « bête morte », selon Alice, sous « le tas gelé »), et réjouira tous ceux qui, comme le poète et son lecteur, préfèrent les chemins de traverse à l’autobahn, rêvent de sentiers qui bifurquent — et savent bien que, de quelque côté qu’on les prenne, les choses, même petites (ô, Ponge !), les mots aussi, qui sont des choses (« ptyx », par exemple), « c’est beaucoup plus compliqué que ça »…

    À Stéphane dont les mots le hantent, selon qui « Toute Pensée émet un Coup de Dés », lequel « jamais n’abolira le Hasard », soit : « Toute Pensée […] jamais n’abolira le Hasard » (qu’il voudrait voir « vaincu mot par mot »), Jean-François, à la charnière des 4e et 5e textes, n’en répond pas moins : « Toute pensée émet… un grand jet d’encre »… et accueille toutes les suggestions de rencontre. Le hasard est au déterminé ce que le provisoire est au définitif, tous deux font échec au (dé)fini. L’évidence du hasard est ce qui nous défend ou nous libère de la croyance au (dé)terminé.

   Parti en quête de sens, avec pour tout GPS le mot « ptyx », Bory le lyrique, au hasard des mots, des pensées et des choses, de leurs affinités, de leurs suggestions, de leurs vertus de suggestion, s’est laissé emporter — « Emportez-moi », titre-leitmotiv (ô, Michaux !) du 2e de ces 5 textes —, d’une déambulation grise, à, non sans risque de naufrage (« La création se fait / — toujours ! / Dans les goulots d’étranglement / — Et recommence ! »), une exaltante navigation trans-lexicale et trans-grammaticale qu’il confesse, à la fin, être la seule qui, à ses yeux, vaille : « Car, voyez-vous, ce sont eux / mon voyage / mon / vocable / et ma fable / …un grand jet / d’encre » (qu’on voit).

   D’où, les quelques divagations qui précèdent, qui voudraient en dire quelque chose, si peu ! en ayant l’air souvent de parler d’autre chose, mais non… c’est juste pour vous donner envie (comme fit, à l’excipit de ses Chants, le sombre Ducasse) d’« alle[r] y voir vous-même[s], si vous ne voulez pas me croire », car : si ce n’est science, c’est sapience…

 

 

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