Une occasion manquée par Jean-Pierre Bobillot

Les Incitations

28 août
2022

Une occasion manquée par Jean-Pierre Bobillot

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Michel Murat, La Poésie de l’Après-guerre. 1945-1960

 

Longtemps, la réception critique ou savante des poésies « sonores, -action, -performance, visuelles, concrètes… » (que résume, et tient à distance, le qualificatif « expérimentales ») est demeurée nulle, ou l’affaire de rares « spécialistes » (par là-même marginalisés) : toute l’élaboration théorique et historique s’est faite de l’intérieur du champ, à mesure qu’il se constituait comme tel (ce qui contribue à sa durable occultation).

Depuis peu cependant, séminaires, colloques, mémoires ou articles, thèses ou volumes collectifs, parfois même individuels — ainsi, justement, le foisonnant Proféractions ! Poésie en action à Paris (1946-1969) de Cristina de Simone, 2018 —, laissaient espérer qu’enfin, un chapitre au moins pourrait bientôt leur être consacré dans un ouvrage non endogène, traitant des différents sous-champs poétiques (au XXe siècle ou depuis 1945), où Bernard Heidsieck pourrait rejoindre, parmi d’autres, Francis Ponge. — Alain Frontier avait montré la voie, les faisant voisiner même avec Boileau, Racine, Rimbaud et bien d’autres, dans La Poésie, 1992.

 

La parution, aux éditions Corti, de La Poésie de l’Après-guerre. 1945-1960 de Michel Murat — universitaire chevronné, et informé, duquel on pouvait attendre cette pleine légitimation —, tempère soudain les optimismes prématurés. Un coup d’œil à l’index nominum suffit : à la lettre H, nul Heidsieck, mais l’inévitable Heidegger (!), crédité de 7 références ; nulle trace non plus d’Isou, Chopin ou Dufrêne, quand Sartre et Barthes autant que Breton ou Aragon, ces vieilles gloires…, y rivalisent en cumul d’occurrences : statu quo, donc, de ce côté.

Le prière d’insérer, comme l’avant-propos, stipule que l’ouvrage « se concentre [a] sur ce qui en son temps a fait événement, et[b] sur ce qui a été déterminant pour la suite de l'histoire ». Or [a] : s’il est vrai que les « sonores » en devenir furent plutôt discrets jusqu’au tournant des années 60 (voir p.19) — mais, n’est-ce pas aussi le cas de Ponge[1] ? —, il n’en fut pas de même des lettristes qui, dès 1946, n’ont cessé de « faire événement », de Saint-Germain-des-Prés à Cannes, à Notre-Dame, ou devant la caméra d’Orson Welles (Around the World with Orson Welles : Saint-Germain-des-Prés, 1955) ; surtout [b] : l’intégration de la proféra(c)tion publique et des techno-media (amplification live, enregistrement et manipulations sonores, radio, cinéma) à la conception et à l’élaboration d’œuvres sans exemple[2], telle que l’initièrent, dans les années 50, Heidsieck et Chopin — ou même, dès 47, Pomerand, Dufrêne, l’Artaud[3] de Pour en finir avec le jugement de dieu, puis l’Isou de Traité de Bave et d’Éternité (1951)… —, n’a-t-elle pas « eu des effets de longue portée, et modifié à terme l’idée de poésie » (p.17) ?

On l’observe aisément : nombre de ces pratiques, recourant aux configurations médiopoétiques les plus diverses, ne cessent (plus ou moins consciemment, et plus ou moins explicitement) d’irriguer bien des sous-champs poétiques actuels. Telle est, en effet, « la suite de l’histoire »…

Que dirait-on aujourd’hui d’un qui, traitant des dernières décennies du XIXe siècle, omettrait Rimbaud, Ducasse ou Mallarmé, si ignorés en leur temps — loin derrière Coppée ou Catulle Mendès… —, mais si influents après-coup (tous contre-sens inclus) ?

 

Avec, d’un côté, les « cadences composées pour la nuit […] de la Résistance […] qui, à ciel ouvert, s’étiolaient »… et de l’autre,« le reflux des ultimes fleurs harassées du surréalisme […], les années cinquante étaient un désert » (cité p.7-8). Ce « sombre tableau », que dressait Jacques Dupin, en 1989, de la poésie en France « au lendemain de la guerre », ressemble fort au constat qui fut, dès 55, celui de Bernard Heidsieck, et qui sitôt le conduisit à concevoir, pour la « lecture publique », ses premiers « poèmes-partitions », afin de « remettre la poésie debout » en plein espace social, car : « La vérité n’est pas dans le désert, mais dans la jungle ».

C’est que, de ce sentiment, quelque peu excessif (on vient de le voir) au regard des faits — mais qu’ils partageaient, sans doute, avec maints jeunes gens désorientés ou désenchantés en « un temps [trop] ordinaire » (p.7), et avides d’autre chose —, il tirait de tout autres conséquences que Dupin, pour qui « les poètes parlent toujours dans le désert » : contrairement à Jaccottet (17 mentions dans l’index, dont une pour les p.85-92), il ne se bornerait pas à « accompagn[er] la poésie de son temps » (p.93) — il la ferait

 

Avec cette parenthèse : « (la poésie [a] d’après la résistance, mais [b] d’avant les avant-gardes) », Pierre Vinclair [a] fausse et [b]force quelque peu la formule de Murat évoquant « un interrègne […] entre [a] le surréalisme et [b] le renouveau théorique des années 1960 » (p.7) — dont les bornes comme le contenu, à peine posées et caractérisé, s’avèrent plus problématiques qu’ils semblent s’accorder à l’écrire…

C’est Murat lui-même qui oscille, quant au terminus ad quem (1960), entre « renouveau théorique » (p.7, et v. p.186) et « renouveau des avant-gardes » (sans d’ailleurs définir ce terme si galvaudé), dont le théorique serait le principal vecteur (p.185). Mais si le terminus a quo (1945) reste bien, selon lui, la fin de l’ère surréaliste, alors que Breton puis le groupe ne disparaissent qu’au-delà du terminus ad quem (v. p.187), c’est que le prétendu « interrègne » ne serait en fait que la languissante agonie du long règne surréaliste, ouvert en 1924, et finalement achevé par un « renouveau », pour une bonne part exogène — « théorie littéraire » et « sciences du langage » aux commandes : poésie en renouveau, mais poésie… « champ dominé[4] » ?

On comprend mieux, dès lors, que les acteurs de ladite théorie et desdites sciences, auto-proclamées « pilotes », n’aient jamais pu (ni vraiment voulu) entendre et voir, en leurs œuvres vives, les poètes de l’authentique renouveau : tel Barthes qui, d’abord, enferma le poème dans l’abstractionnisme d’une pure sémiotique de la « verticalité » du mot (écrit)… pour appeler de ses vœux, vingt ans plus tard — en quel « désert ? » —, une « écriture à haute voix[5] » !

 

L’émeute « lettriste », menée sur tous les fronts dès janvier 46, puis l’apparition plus discrète et progressive des « sonores, -action, visuels » etc. — bref et plus largement, la création, au cours des années 50-70 et au-delà, d’un vaste sous-champ, lui-même diversifié[6], que l’on pourrait qualifier de concrétiste[7] (et qui n’a pas manqué de produire ses propres théorisations et historicisations, plus ou moins polémiques) —, marquent une fulgurante reprise des activités et expérimentations « modernistes » et « cabaretistes » des années futuro-dadaïstes — tant et tôt dénigrées par Breton depuis la mort d’Apollinaire, et refoulées aux marges à compter de la naissance officielle du surréalisme, que signifia la publication du premier Manifeste

D’où résulte soudain (si l’on accepte enfin d’en prendre la mesure) une tout autre périodisation, un brin sacrilège selon les critères dominants — qui n’admettent guère qu’il puisse y avoir, simultanément, plusieurs périodisations plus ou moins concurrentes, et plus ou moins échelonnées, au gré des champs et des sous-champs considérés —, suivant laquelle, pour la poésie, entre la période futuro-dadaïste (1908-24) et la reprise concrétiste (1946-à préciser), le véritable « interrègne » (le « désert »), c’est… le règne surréalisto-résistant, même (1924-45) !

 

 

[1] Murat, d’ailleurs, ne s’autorise-t-il pas tacitement à franchir les bornes de sa propre périodisation, afin de mieux expliciter le rôle, « pour la suite de l’histoire », de la « réflexion [sur la poésie] de Ponge » — à travers le truchement, semé d’embûches, de Tel Quel (p.215-219) ?

[2] Il s’agit donc moins de « la diffusion de la poésie [= de poèmes préexistants] par la radio et par le disque [= divulgateurs neutres] » (p.16), que de la profération scénique ou des sons enregistrés, manipulés, des images filmées, voire « ciselées »…, comme composantes à part entière d’œuvres contribuant à une rapide et durable extension du domaine de la poésie… et de « l’idée de poésie », ainsi problématisée — bien au-delà des vieux débats sur la prose, la rime, les vers « réguliers », « libres » ou « libérés » etc., où l’on s’enferre encore volontiers, aujourd’hui comme avant-hier…

[3] Nommé à 8 reprises, mais au fil d’énumérations où rien n’est dit de son propre apport qui, ne tenant pas dans la « balance » de Paulhan, s’efface une fois de plus sous le terme ambigu de « vociférations », sans mention de Pour en finir… (p.62) : n’a-t-on pas là, pourtant, avec le Carnet du bois de pin d’un Ponge s’émancipant du même Paulhan (v. p.29), les deux piliers de l’intrépide et magnifique portique ouvrant à la poésie les plus neuves et vastes perspectives — tant à l’intérieur du volume typo-paginal que dans les dimensions techno-phoniques puis, avec Isou, Lemaître etc., techno-optiques ? 

[4] Comme le fut, clairement, la « poésie de Résistance », soumise aux objectifs patriotiques et idéologiques — dans la continuité du « Surréalisme » dès lors qu’il se fut mis « au service de la Révolution »…

[5] Respectivement : Le Degré zéro de l’écriture (1953), Le Plaisir du texte (1973).

[6] Y figurent, même, d’anciens leaders futuristes et dadas (Iliazd, Hausmann) dénonçant, avec le renfort de nouveaux venus (Bryen), la prétention (typiquement d’avant-garde) d’Isou à l’antériorité absolue dans l’invention de cette poésie de « lettres » et non plus de « mots », que ni Sartre ni Barthes ni, jusqu’à nos jours, la plupart des théoriciens exogènes n’auront su reconnaître, et situer dans l’ensemble du champ…  

[7] Et que le Sartre de Qu’est-ce que la littérature ? (1947) eût été le mieux en capacité de penser, « assimilant [la poésie] à la peinture et à la musique » en ce qu’à l’inverse de l’abstractionnisme barthien, « les mots » y sont traités « comme des choses et non comme des signes” » (p.36). Maisil avait la tête à d’autres causes…