naufrage du litanic de Prigent (2) par Jean-Pierre Bobillot

Les Parutions

02 janv.
2009

naufrage du litanic de Prigent (2) par Jean-Pierre Bobillot

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D'abord, c'est historic : le livre, depuis longtemps introuvable, avait été publié sous le titre Voilà les sexes, aux éditions Luneau Ascot, en 1982 : 128p., 50F. Quant aux lectures, on s'en doute, données et enregistrées au Musée d'art contemporain de Bordeaux, sous bannière avant-gardiste, le 22 mai 1981, elles étaient demeurées introuvables depuis cette date. Déjà jadis ?
Ensuite, c'est médiologic : au terme de la grande série de mutations qui nous a menés de la vénérable typosphère (la « galaxie Gutenberg » : deuxième stade, mécanisé, de la bibliosphère) à la récente et déjà finissante audio-vidéosphère (l'ère « électronique ») -laquelle sans crier gare aura bientôt cédé la place à une cybersphère d'emblée « mondialisée » (par numérisation + virtualisation)-, on commençait à peine en matière de poésie, pas seulement « expérimentale », à s'habituer à l'idée du livre + disque(s), comme vecteur de divulgation des œuvres -voire, comme œuvre audio/typographique à part entière. (C'était le cas, exemplairement, avec Partition V de Bernard Heidsieck, naguère réédité par le même Bleu du ciel.) Plus difficile à concevoir, sans doute, et à faire accepter, le disque seul ou, comme c'est explicitement le cas ici, le disque(s) + livre voire, plus précisément, disque + livret : c'est affirmer, d'emblée, un tout autre rapport entre le typo-texte -qui depuis des siècles donne lieu, sous nos climats, à la lecture privée, et silencieuse (sauf événement, préférence personnelle, etc.), par l'acquéreur ou l'emprunteur du volume- et l'audio-texte -qui suscite une pratique beaucoup plus récente, à savoir : l'écoute privée, par le même, d'une lecture orale exécutée (sauf cas particuliers, hommages, etc.) par le poète, in absentia, soit : l'écoute « acousmatique ». Comme à la radio...
La minceur de ces quelques pages imprimées, la forme même du livret et ses dimensions, visiblement calculées pour accueillir au plus près le disque et en suggérer la présence (c'est, véritablement, la quadrature du disc), ont pour effet de renverser les vénérables hiérarchies : l'audio-vidéosphère ne périme pas l'imprimé, elle le relativise en installant sans barguigner l'enregistré au cœur du dispositif. C'est, toujours ou enfin, Apollinaire déclarant, dès 1917, avec autant de clairvoyance que de provocation, à propos du « livre de poésie » : « Il est à son déclin. Avant un ou deux siècles, il mourra. Il aura son successeur, son seul successeur possible dans le disque de phonographe et le film cinématographique. » Dont acte(s).

Faire entendre le bruit dans la langue -voire, la langue elle-même comme bruit : telle m'est toujours apparue la fonXion de cette « POésie »-là en général, de ces « fiXions »-là en particulier et, plus précisément encore, de cette « sotie »-ci -dont l'avant-lire posait, dans l'« édition originale », au principe et comme enjeu d'une escripture « qui ne serait pas (que) du semblant », l'intention sine qua non de « donner la voiX au ça pitre ».
-On aura compris, à cette indication concernant le texte imprimé, que bruit ne s'oppose pas à « écriture », ni ne s'identifie à « son » ou, du moins, ne participe du même paradigme : les notions de bruit et, subséquemment, de poésie bruyante concernent le processus communicatif lui-même (quels qu'en soient les supports, les matériaux , les contenus, les codes et les modes) ; bref : il est transversal au clivage écrit / oral (ou sonore). D'où, point si paradoxal, la notion de voix-de-l'écrit.
Il ne s'agit donc pas (se fiant à une proximité, tant éditoriale que médiologique) d'amalgamer hâtivement « poésie sonore » et « voix-de-l'écrit » : celle-ci est, à travers la voix et à travers le corps pulsionnel et proférant, une manifestation spécifique de quelque chose qui relève de l'écrit : elle n'a donc rien à voir a priori avec celle-là, qui n'existe (ne se différencie) qu'en tant que par la voix comme vecteur et/ou objet sonore et à travers l'espace acoustique et communicationnel et/ou communicatif, elle s'éloigne de l'écrit. Cependant (comme l'atteste ladite proximité), elles ont en commun l'importance nouvelle accordée à la voix effectivement proférée, et à ce qui de pulsionnel, d'organique, et d'énergétique, s'y joue, et fait sens ; et il se pourrait que, dans certains cas ou par certains aspects, l'une et l'autre s'alimentent aux mêmes sources et poursuivent de semblables desseins : n'est-ce pas là ce qui fait la force, aujourd'hui, des lectures/actions d'un Charles Pennequin?
- Guilhem Fabre soulignait à juste titre les criantes « divergences formelles de la poétique sonore de Henri Chopin -dans laquelle la voix considérée comme travail physique de la phonation constitue l'objet même du poème- et de celle de Bernard Heid-sieck -chez qui la voix est confrontée à l'extériorité d'une parole collective » : il faut y ajouter celle de Prigent -pour qui c'est l'autre voix (tapie, de plus en plus inaudible, au fond de la typosphère) qu'il s'agit, monstrueusement, de sortir. Et ça donne : « un orphéon vulgaire, où du sens affleure et s'effondre, sonné. »
L'« orphéon », c'est à « la lyre d'Orphée » ce que « l'orgue de Barbarie », cher à Laforgue, était aux « grandes orgues du mètre officiel » : ce râclement de fond de langue et de corps -ce bruit de fond- qui refuse obstinément de se taire, et surtout de laisser Orphée et son signifiant-Mètre -la Poésie, quoi !-, mis à mort jadis par Rimbaud, renaître une fois encore de leurs cendres...

Au programme d'Apollinaire -la monodie lyrique se confrontant, le cédant aux éclats, aux pertes et fracas de la grande polyphonie planétaire-, se rattache selon toute vraisemblance Heidsieck, faisant œuvre des dimensions pragmatiques, commotives et, partant, politiques, de la langue -et de sa profération. Cependant, qui ne voit que le pulsionnel y frappe (simultanément) à la porte, le confortable coulé/nappé communicationnel se trouvant littéralement pris entre deux bruits ?
À celui de Rimbaud -la voix-de-je altérant, trouant, tonitruante ou silencieusement, la voix-de-moi-, se rattachent de toute évidence aussi bien Artaud, ses « glossolalies » et ses « xylophénies », que Prigent et ses mises en scène (bouffe), ou en corps (charpie), de la « voix-de-l'écrit ». Cependant, qui ne voit que le politique y est au bout (à bout-portant) du pulsionnel, tant celui-ci perturbe le fonctionnement convenu du coulé/nappé communicationnel -avatar, en pleine société spectaculaire-marchande, du bon vieux « style coulant, cher au bourgeois », qui horrifiait tant Baudelaire ? Et c'est bien cela, précisément, couler le litanic...
On l'aura donc compris, également, rien n'est plus étranger à la question de la voix-de-l'écrit -et à la démarche de Prigent- que la visée d'un objet discographique conçu comme étant le lieu de l'œuvre : le texte (le « type »). Ni typo-texte, ni audio-texte -ni encore moins réédition-, naufrage du litanic, à ces quelques précautions près, s'offre bien pour ce qu'il est -la trace, tant imprimée qu'enregistrée, et valant témoignage, d'un moment précis dans la démarche de son ôteur, qui se manifesta ce jour-là (comme d'autres) sous les espèces d'un scéno-texte : lecture publique, par lui-même, d'écrits en cours d'élaboration, in praesentia (une « occurrence »).
Un document de chantier, aujourd'hui historique en ce qu'il restitue quelque chose d'une certaine posture d'avant-garde -que d'aucuns aimeraient bien, avec un lâche soulagement, voir disparaître aux oubliettes de l'Histoire : il en est, même, qui s'y emploient...
Mais, ça insiste.

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