André du Bouchet, L'incohérence par Sylvain Martin

Les Parutions

30 mai
2024

André du Bouchet, L'incohérence par Sylvain Martin

  • Partager sur Facebook
André du Bouchet, L'incohérence

Un cohérent

 

 

« Chaque poème est une écorce arrachée qui met les sens à vif.[1] »

 

            André du Bouchet aurait eu cent ans cette année.

C'est l’un des trois poètes fondateurs de la revue L’Éphémère, en compagnie d’Yves Bonnefoy et de Jacques Dupin, revue qui fut aussi celle de Louis-René des Forêts, Paul Celan et Philippe Jaccottet. Même génération et même influence déterminante sur les générations suivantes.

            A l’occasion de cet anniversaire, les éditions Gallimard republient l’un de ses recueils phares, épuisé depuis des années, L’Incohérence. Un travail de réédition est par ailleurs assumé, depuis quelques années, par la maison d’édition Le Bruit du Temps, qui donne à lire ou à relire nombre de textes d’André du Bouchet[2]. Au catalogue de la maison Gallimard, nous trouvons quelques recueils, tels Dans la chaleur vacante, Ou le soleil, L’Ajour, Ici en deux. Mais sa production poétique est bien plus foisonnante que ne le laisse supposer ce catalogue. La republication de L’Incohérence nous en donne un exemple flagrant. Et à consulter, en fin de volume, la bibliographie du poète, nous sommes même très loin du compte. Car la production d’André du Bouchet est considérable. Publiée chez de petits éditeurs, elle est également devenue, au fil des années, quasiment introuvable.

            Si André du Bouchet fut le compagnon de route de Bonnefoy, Dupin, Celan et Jaccottet, il n’y a rien d’étonnant à cela : la proximité entre eux est manifeste. Même intérêt commun pour la peinture, la théorie de la poésie, la traduction. Tout comme Bonnefoy et Dupin, André du Bouchet a beaucoup écrit sur les peintres et la peinture en générale, et nombre de ses recueils ont été illustrés par des artistes. Tout comme Jaccottet ou, encore une fois, Bonnefoy, du Bouchet a aussi beaucoup traduit : Hölderlin, Mandelstam, Joyce, Shakespeare, Faulkner.

            Ce qui frappe d’emblée à la lecture de L’Incohérence, c’est de noter à quel point le titre s’accorde avec la structure même de l’ouvrage. Car ce recueil ne contient pas un mais plusieurs recueils. Et parmi ces recueils, nous ne trouvons pas uniquement des recueils poétiques. Y sont en effet réunis des textes théoriques et des notes autour de l’écriture (Image à terme ; Traduit de Boris Pasternak ; Sous les pavés, la plage ; Transcrit d’un calepin), un texte-hommage au poète Friedrich Hölderlin (Hölderlin aujourd’hui), un autre au poète anglais Gerard Manley Hopkins, ainsi qu’une évocation de l’œuvre du peintre et graveur Hercule Segers. Dans cet entrelacs de formes et d’approches, une chose domine : la poésie. Elle est présente de bout en bout de cet agencement de textes à première vue disparates. A tel point qu’André du Bouchet semble ne pouvoir s’exprimer que par son prisme. C’est du reste l’impression que produit également la lecture de ses carnets. Ceux-ci, dont une petite partie seulement se trouvent regroupés dans Une lampe dans la lumière aride, sont également disséminés dans l’ouvrage qui compile ses écrits sur la poésie, Aveuglante ou banale. On en trouve également, de manière éparse, dans L’Incohérence. Cette façon de procéder dit à quel point notre auteur est tout entier imprégné de poésie. L’exemple le plus prégnant est le texte qu’il consacre au poète Friedrich Hölderlin. On est stupéfait de découvrir qu’il s’agit à l’origine d’une conférence, qui fut donc prononcée devant un auditoire par son auteur. En effet, sous son aspect profondément théorique et érudit (avec langue originale dans le texte), la forme que prend cette communication outrepasse totalement l’exercice imposé pour devenir une sorte de poème-hommage d’une originalité et d’une puissance poétique rare.

            Alors, cette « incohérence », dont le titre est porteur, et que la composition même du recueil semble suggérer, est-elle si évidente que cela ? Je répondrai à l’inverse, par l’idée de la cohérence la plus absolue. En effet, la langue poétique d’André du Bouchet en est le premier liant. Elle donne une couleur homogène à ce vaste ensemble. Viennent ensuite les thèmes abordés par le poète : le mot, l’image, le temps, la parole, la langue. Tous ces axes sont systématiquement fouillés, creusés, explorés, questionnés par André du Bouchet. Là aussi, cohérence. Lisons plutôt :

 

« … un mot sans support ne parle pas… (je suis moi-même ce mot

qui, une fois sur deux, n’a pas parlé…[3]

 

« J’ai honte, plus honte chaque jour, qu’à une époque que traversent de telles ombres, une certaine haute maladie puisse encore être nommée poésie.

 

L’image parle, l’homme est muet.   Une image seule aura maintenu au pas de la nature.

 

L’image est le produit naturel de la brièveté de la vie de l’homme et de la tâche démesurée qu’il se sera fixée.      C’est une incompatibilité qui le presse de tout considérer de l’œil enveloppant de l’aigle, de traduire par brefs éclats sa brusque appréhension. Telle est l’essence de la poésie.[4] »

 

« La liberté de chaque mot, une obscurité la ponctue.

 

« Le pendu étrangle sa corde » (Paul Celan)…        Jusqu’où peut aller, quand on l’articule, le pouvoir de commotion d’une telle parole ?             « Étrangler sa corde », est-ce là parler clair           - dans sa langue parler à voix haute et claire ?[5] »

 

Autre élément majeur, qui abonde dans le sens de cette cohérence : l’homogénéité visuelle du recueil. En effet, les textes d’André du Bouchet se regardent autant qu’ils se lisent. La mise en espace du texte au sein de la page, sa typographie même (et l’on sent ici l’héritage du Coup de dés de Mallarmé) donne une grande sensation d’harmonie. C’est harmonieux précisément parce qu’on a la sensation d’être autant face à un livre de poésie que face à une « partition de mots ». Et c’est certainement cet aspect éminemment musical qui permet au lecteur d’entrer si facilement dans cette symphonie verbale composée par André du Bouchet. Une pure inspiration pourrait-on dire. Presque involontaire. Et c’est là toute sa beauté. Ne le confesse-t-il pas lui-même ?

           

Si j’arrive à bout

de ce que je veux dire, je l’aurai dit sans le vouloir.[6]


1 A. du Bouchet, Aveuglante ou banale, Le Bruit du Temps, p.134.
2 Pour la plupart, des écrits théoriques : Aveuglante ou banale. Essais sur la poésie, 1949-1959 en 2011 ; Une lampe dans la lumière aride. Carnets, 1949-1955 en 2011 ; La peinture n’a jamais existé. Écrits sur l’art, 1949-1999 en 2017.
3 A. du Bouchet, L’Incohérence, p.84.
4 Ibid., p.107.
5 Ibid., p.178.
6 Ibid., p.186.

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis