Olivier Vossot, Fils par Jean-Marc Sourdillon

Les Parutions

24 juil.
2023

Olivier Vossot, Fils par Jean-Marc Sourdillon

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Olivier Vossot, Fils

 

Voici un livre où la faculté de dire, de nommer s’est accomplie. Il en tire sa force et son unité. Ce sont des poèmes ou des proses courtes, denses ou très serrés, de simples phrases sèches juxtaposées, privilégiant souvent l’abstraction avec quelques rares images dans lesquelles se rassemble avec une grande intensité une forme de dureté, mais retenue, comme mise à distance par l’évocation concrète du monde. Dans ces poèmes tout un destin tient dans la main, il s’agit d’en éprouver la vérité. Y sont enfermés tous les pleurs, toutes les terreurs, les angoisses d’une enfance exposée à la violente indifférence d’un père, tout entier absorbé dans le drame de sa propre déchéance, s’absentant définitivement dans la torpeur de l’alcool.

Le poème, rétrospectivement, empêche que cette violence continue de déborder sur celui qui l’écrit, son présent, son avenir, mais aussi sur celui qui le lit, le fait résonner dans sa lecture avec sa propre expérience. C'est ainsi que l'on sort de la confession pour entrer dans la poésie.

 

Quelque chose de radical est en effet entrepris dans ce livre, il s’agit pour l’écrivain d’aller au bout d'une explication avec le père et avec le passé. Il s'agit de s’y confronter moins à une présence qu’à une absence écrasante. Le contraire d'un surmoi, si l’on veut, mais tout aussi puissant et tout aussi nocif, offrant la honte d’être soi-même en héritage. J’aperçois sa fêlure à lui une fragilité. Contiguës l’une à l’autre. Dans cette absence, on a failli sombrer. Voilà pourquoi c’est l'enfant en soi qu'il faut aller rechercher, sauver de la disparition totale et cela nécessite un langage direct, presque brutal. On est dans le face à face, le frontal, l’affrontement sans médiation avec son enfance, son scandale, ce vide, cette absence qui en tient lieu.

Ecrivant, on va chercher l'enfant d'autrefois et l'on tombe sur un autre enfant mais tout aussi absent, le père, phagocyté lui aussi par son propre père, par la haine de soi transmise de père en fils et qui empêche les fils tout aussi bien d'aimer que de se définir, d'aimer leur propre fils parce qu'ils n'y voient reflétée que leur propre indéfinition.

 

Nous sommes l’un à l’autre sans âge
                 un jeu de reflets
                 dans mes yeux ton père haï est la pointe
                 sur laquelle tourner et s’use le monde
                 nous n’avons pu nous aimer nous-mêmes
                 ni l’entendre

 

Comment couper ce fil ou ces "fils" qui tiennent nouées les générations autour d'une même absence ? - c'est peut-être l’une des questions que pose tacitement ce livre : « Comment renoncer à naître à travers lui ? »

Une absence, une absence insoutenable, a été laissée en héritage par l’autodestruction du père sous les yeux de son fils, son auto-annihilation. Et à la place où devrait se trouver l’enfance pour celui qui, devenu adulte et père à son tour, se retourne vers son passé, ne demeure qu’un grand vide. Ce vide causé par l’oubli était sans doute nécessaire (il est la condition pour qu’une vie se poursuive) mais il a une autre explication : il n’y avait dans une telle enfance pas de place pour qu’un moi prenne, se constitue dans la confiance issue de l’amour ; il n’y avait pas de place pour la naissance. Aucune naissance. Si bien qu’à la place de l’enfance, ce que l’on trouve, c’est une surprenante vieillesse, peut-être une fatigue, une très grande patience née d’un savoir trop lourd, trop grand pour soi, impossible à porter par un enfant, l’intuition de la lenteur du temps. « J’ai vieilli avant d’exister ». On pense à Rimbaud, le Rimbaud de « Mémoire », à cet enfant vieux de tout l’héritage des pères. La question qui se pose est alors celle-ci : comment naître, avec cette pierre en travers de l’existence, cette tombe, dès son commencement ?

À la fin l’enfant ne sera pas trouvé, on se heurtera à la même absence, au même silence du début à la fin, à cet entretien d'ombres ou de fantômes. Rien ne sera résolu, réparé ou guéri. Mais cela aura été dit, le vide de l’enfance et sa conscience, et non pas d'une manière clinique mais d'une manière poétique, c'est-à-dire innervée par la sensibilité présente dans le tissu si subtil et rare des images dans ce livre.  Et cela change tout. Rien n'aura changé dans les faits mais ces faits, on les aura soustraits à l’oubli et surtout à l'indifférence qui est la véritable menace, celle de la sauvagerie. « Faut-il aux fantômes / l’indifférence et s’étreindre ». Et c'est alors la vie qui peut reprendre ailleurs, autrement, à partir du fil(s) coupé.

 

Cette sorte de dialogue aussi impossible dans le passé que dans le présent entre un fils et un père prend corps dans la disposition des poèmes dans la page. Elle fait alterner des poèmes seuls sur une page et des ensembles de deux poèmes, placés l’un au-dessus de l’autre comme en regard - comme si se reflétaient là la disposition des êtres, leur relation, la forme de leur solitude mutuelle, le face à face ou l’ombre à ombre du père et du fils, l’un se vidant de lui-même dans la vue de l’autre. « Nous sommes l’ombre l’un de l’autre ». A la fin, lorsque le texte s’apaise, ce vis-à-vis cesse. On n’est plus dans la relation, le tutoiement cède la place à la troisième personne, on s’éloigne : « Dans les yeux de mon père, ce n’est pas lui que je voyais ». Le détachement a eu lieu.

 

Voilà pourquoi ce livre, à mon sens, peut se lire comme une sorte de tombeau, non pas d’un père, peut-être d’un fils, mais surtout d’une enfance, d’une partie d’une enfance. Ses restes sont enfermés dans la forme dure, inviolable, presque minérale du poème pour que puisse se prendre une dernière fois congé d’elle. En cela, c’est un vrai livre de deuil, de la coupure. On rompt avec « le mort dans ma vie », « ta mort à l’intérieur de moi ».

 

Le temps est ce couvercle vissé sur la souffrance.

 

Une idée essentielle pourrait qualifier la direction et le rythme de ce livre, celle de la reprise. Quelque chose d'assez semblable à ce que Kierkegaard appelait "la répétition" et qui consiste à reprendre son passé, à le reparcourir de manière à le redisposer autrement, à en dégager de l'avenir, à nous tirer en avant. L’écriture ne cesse de reprendre une enfance, de reprendre même souvent la reprise de cette enfance, de la redisposer d’une manière quasi kaléidoscopique, de la reformuler autrement et autrement encore jusqu’à l'épure et tant pis s'il s'agit du même donné, elle reprend sans cesse, courageusement, obstinément le passé pour le traverser et elle y parvient.

Dans le jardin, le jeu n’était qu’une attente de plus. Les murs blancs, silencieux, des soupirs dont on exige qu’ils portent tout le poids et se contiennent. L’ombre est lourde des fruits qui n’ont pas mûri. Du cri ancré en moi, comme si tout devait être encore vécu. Les terreurs laissées pour mortes, les pensées niées, arrachées à ce que je vivais. Enfant, je ne pouvais les fuir, ni fuir en elles. 

 

 

 

 

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