JOURNAL 2020, extraits (5) par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2020, extraits (5) par Christian Prigent

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02/07 [bon de la tête]

 

Jean-Pierre Verheggen au téléphone, après son opération (anévrisme). Voix fatiguée. Mais vivacité espiègle, jovialité.
On plaisante du mot « tribune », version belge du déambulateur dont il a provisoirement besoin pour se déplacer.
Flash : la tribune du petit stade de la campagne namuroise où j’étais allé le voir jouer au foot, un dimanche mouillé de 1969.
C’était un arrière-central un peu statique mais agressif sur l’homme et fort de la tête.
Il a depuis longtemps remisé les crampons.
Comme écrivain : en roue libre — après un demi-siècle de sprints tonitruants, qui donnaient tout (comme disent les sportifs).
Mais il n’a rien lâché (comme ils disent aussi). Les poètes « sérieux » en prennent pour leur grade à chaque fois que fusent, ne fût-ce qu’au fil d’un bavardage téléphonique, les jeux de mots label Verheggen — qui d’abord le font rire lui-même, bon public.
Quelle énergie, malgré les souffrances de son corps !
Force globale de vie (jeunesse) plus grande que le détail cruel des parties malades.
La médecine, souvent, ne sait trop quoi faire de cela (mais peut-être vaut-il mieux qu’elle n’en fasse... rien ?).

 

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03/07 [petit souci d’étymologie]

 

con : coin
moins un

bâton d’iota plic
ploc c’est le hic

 

d’où qu’inquiète y
entrant / n’y

entrant jamais (n’y voyant que
du bleu) gît mon connin ta queue

 

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04/07 [manifs black lives matter]

 

Le racisme est le fond. Raciste, la « nature » l’est — qui dresse l’une contre l’autre les espèces. Nous le sommes naturellement tous.
Conséquence : l’anti-racisme est un effort (de culture), un travail (sur soi), un combat (contre soi-même). Pour se défendre subjectivement du naturel. Et de ses retours, objectifs, dans le politique civilisé.
Sinon, on extrojecte la culpabilité : le raciste c’est l’autre. Cette affirmation, impensée, est ce qui empêche de penser. Et d’agir.

 

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07/07 [cinéma politique]

 

La Tempête (R. Di Stefano / S. Suffern) : film politique. Il reprend la rudesse exaltée du poème de Blok, Douze, écrit au temps de l’octobre rouge.
Pour dire à quel point c’est loin de nous.
D’où la désolation. Elle s’incarne dans la dislocation de la narration et de la continuité visuelle : le film invente une forme (elle ne s’oublie jamais dans les contenus d’histoire et de pensée dont elle est la fiction).
Cette fiction demande : que faire politiquement ? que dire artistiquement ? — en « temps de manque ».
La réponse : faire ce genre de film plutôt que les non-films du cinéma courant. Sur ce type de sujet (la révolution), dans cette forme ostensiblement formelle. Sans concession au divertissement informe ou à l’expérimentation autiste. La « réalisation » (inquiétude et décision) transmet une énergie qui outrepasse la mélancolie, incite à penser, appelle à réinventer des combats.
Raison de plus pour que la forme soit tenue, sans distraction. Comme un texte, un film peut voir ses intentions démonstratives ruinées par son inattention aux effets de sens des détails formels.
Dans La Tempête, le visage des comédiens est d’une joliesse convenue. Ça contamine d’un mou de chromo la dureté du propos[1]. La musique est « belle », elle customise (rab de vibrato sur la gravité des ambiances). L’image est noyée d’esthétiques fumées. Certes elles constituent du sens (en destituant les contours de l’image). Mais, mises sans ironie à toutes les sauces du récit, elles font (prononcé à l’anglaise) style. Et voici le film orné de l’expressionnisme fumigène qu’aima d’entrée le cinéma (dans la foulée des gares impressionnistes, du temps que montaient les nuages de la révolution industrielle). 

 

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14/07 [Werth dans l’exode]

 

Lecture, à l’instigation de Christophe Kantcheff, de 33 jours, de Léon Werth : récit de son exode, en 1940, de Paris au Jura.
Souvent poignant. Parfois grinçant. Tendre aussi. Violemment éclairant, dans son apparente mesure ironique, sur les effets de la servitude volontaire (la France moyen moins attend l’occupant et fourbit ses trafics avec les proconsuls martiaux et leurs fantoches  pétainistes).
Stylistiquement : un Céline sec (paradoxe), non méchant (id.).
Sécheresse articulée par du désarticulé noté juste : confusion historique, déchirement politique, désarroi psychologique, effondrement moral, chaos des routes encombrées.
Paradoxalement, encore — pour un reportage soucieux de netteté objective (qui réduit au maximum le commentaire, l’interprétation) : cette sécheresse dévide une sorte de rêve (cauchemar), d’hallucination.
Mais sans doute n’est-ce pas du tout un paradoxe : « effet de réel », au contraire.

 

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15/07 [Jünger en hélico]

 

Entamé le journal de 1945 d’Ernst Jünger.
Bardé de sublime, arborant sa « profondeur » comme une poitrine sa brochette de décorations.
On fatigue de vastes vues (fuligineuses, parfois) : même à vélo, Ernst est dans son hélicoptère. L’histoire fourmille dessous. Il surplombe, aquilin.
Et toujours sous-estime, mine de rien, peu intéressé par les détails bons pour la roture, ce que fut le nazisme (à lire Jünger, on aurait des tendresses pour le bien élevé Joseph Göbbels).
Ça suffirait pour décider de lire autre chose. Sans doute aurait-on tort : Jünger est aigu, dense, non banal. L’émotion (quand même) à le lire naît de l’alternance entre les considérations paysagères, botaniques, agricoles ou entomologiques et les fulgurations d'actualité politique (l’Allemagne de 1945 : coups d’œil sur l’enfer).

 

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17/07 [un dimanche moche au bord de l’eau]

 

ici & maintenant livide
le ventre noué de vide

 

d’hier tu ne sais rien
ni de demain

 

dans l’éternelle poussière
tout file comme l’eau des vasières

 

fais que ça n’encrasse
que peu ton pied et passe

 

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20/07 [Francis Ponge]

 

Francis Cohen (in Choses que nous savons), lisant Le Savon, revient sur les dérives antisémites de Ponge. Ses remarques sont suscitées par le terme « savon » : l’exploitation de la graisse humaine dans les camps d'extermination.
Marcelin Pleynet avait levé le lièvre en 1974 (Tel Quel n° 58). Il faisait état de propos antisémites tenus en sa présence par Ponge. J’en ai moi aussi entendu quelques-uns.
Mais, dans les textes publiés : rien.
Les embardées de F. P. étaient peut-être des ronchonnements réflexes (ça ne les excuse pas). Des bouffées expirées du sol politique archaïque (la France maurrassienne) sur lequel il s’installe dans les années 1950 et où ses positions se radicaliseront jusqu’à une droitisation nationaliste pas loin des extrêmes.
Peut-être vaut-il mieux laisser cette question reposer. On n’a que trop tendance, ces temps-ci, à juger les œuvres sur la mine des opinions ou des mœurs de leurs auteurs. La seule question est de savoir si la dérive politique et éthique de P. tient à sa posture de poète (son rapport à la langue, à l’expression). Par exemple : quel sens général à l’articulation pongienne d’un patriotisme linguistique, d’un hygiéniste rationaliste, d’une fantasmagorie ethnique, d’une crispation homophobe ?[2]

 

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21/07 [la vie écorchée]

 

P., à qui je disais ses réactions souvent trop écorchées, m’écrit qu’il doit ça aux haines et aux violences de sa mère (une « Médée quasi infanticide »).
Reconstruit (fixant une originaire légendaire à l’écorchement) ou pas (vécu, comme on dit — comme si l’imaginaire n’était pas aussi une « vie »), ce roman de la haine maternelle est effectivement écorchant.
Mais je vois ceci, aussi : ce roman donne du sens à l’écorchement insensé qu’est naître, puis vivre (radicalement arraché, transplanté, et crument sensible à toute irritation). Il le source et le nomme. Ce qui veut dire : le fixant en temps et lieu dicibles, il le calme. Bref : ça pourrait être pire — ça pourrait laisser croupir dans un écorchement innommé (ou : folie).

 

 

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22/07 [vive la rate !]

 

pis que guimauve pis
de guimauve : sauve qui

pleut ! voici le poète
à goût de trompette !

 

et hop qu’on s’éclate !

 

pas trop quand même :
idem ! idem ! toujours idem !

 

vive, disait Tatin, la rate !

 

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24/07 [élitisme]

 

La haine soi-disant démocratique contre « l’élitisme » littéraire est choquante pour qui vient d’un milieu à la fois hautement cultivé et effectivement voué au service du peuple exploité et par la domination délibérément dé-culturé. Et a cherché, dans sa vie d’enseignant et d’artiste, à ne pas être indigne de ce modèle.
L’usage qu’on fait du cadeau ainsi reçu avère le pouvoir des œuvres d’exception : forcer à ne pas penser court, à n’aimer rien de médiocre, ouvrir à des grandeurs de vision, donner en partage une lucidité (cruauté comprise).
Il paraît que ces œuvres ne parleraient qu’à une élite bourgeoise cultivée.
Je n’en crois rien.
Et sais que le sens même (émancipateur) d’écrire s’annule s’il se place sous la domination d’un égalitarisme populiste, du boncœurisme sentimental, de la moraline puritaine.

 

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26/07 [crépuscule]

 

L’époque a tout l’air prête à basculer dans une nuit de catastrophes pires que l’actuelle pandémie. C’est ce que se dit le vieillard fatigué. En se demandant quand même si ce n’est pas son propre crépuscule qu’il projette sur le monde.
Les replis communautaires effraient. Le verbiage des réseaux est d’un narcissisme qui sidère. Le débat politique touche à des fonds de bassesse inouïs.
Ce monde déroute. Culpabilise sans répit. Sa bêtise et son inculture accablent. Il transpire la servitude volontaire et le ressentiment tribal.
On peut en rire (jaune). La littérature, quand elle est digne de ce nom, sait faire ça : parodies méchantes, soties clownesques.
Mais il faut la force. On ne l’a pas toujours.
La tentation est de ne plus faire que des signes affectueux et interrogatifs à quelques amis qu’on ne voit à peu près jamais — mais dont on sait qu’affairés envers et contre tout à leurs chantiers secrets ils se font leur cinéma de petites extases, de perplexités ahuries et de doutes rigolards : salut !

 

 

[1] Barthes soulevait jadis cette question (à propos des physiques « hollywoodiens », dans les westerns). 

[2] Articulation explicite surtout dans Pour un Malherbe.